Sonny Boy, l’autobiographie d’Al
Merveilleuse bonne surprise qu’a été l’autobiographie d’Al pour moi… En effet, je n’en attendais pas forcément grand-chose, d’abord parce que j’avais lu et écouté beaucoup d’interviews d’Al pour le bien de ce Marathon Pacino et que j’avais remarqué qu’Al racontait beaucoup les mêmes anecdotes (je l’ai constaté aussi lors de la soirée « An Evening with Al Pacino » à Paris, le 25 avril 2023), donc je pensais retrouver de nouveau les mêmes dans ses Mémoires ; ensuite parce que, toujours dans ses interviews, j’ai remarqué qu’Al est très souvent évasif dans son récit, il survole les anecdotes sans aller dans le détail (ça doit être par modestie, ou parce que c’est sa façon de s’exprimer), digresse et s’éparpille.
Et, ce qui n’a pas arrangé mon a priori, c’est que j’ai d’abord regardé les photos présentes dans le livret central, et j’ai trouvé complètement raté le choix d’Al (il n’a pas du tout été bien conseillé sur ce point-là) de légender chaque photo avec une petite phrase censée être drôle : ça ne l’est pas du tout, et ça ne va pas avec le ton du livre (bien qu’il ne soit pas exempt d’humour), donc des légendes normales (sobres, neutres, avec peut-être une pointe de mélancolie à l’occasion) auraient été parfaites.
De plus, le choix du traducteur et/ou de l’éditeur français de faire s’exprimer Al dans ces légendes en tutoyant le lecteur va à l’encontre de tout le livre (où il vouvoie le lecteur), et ça sonne très familier, donc c’est assez ridicule comme choix.
Enfin, étant relectrice-correctrice de profession, j’avais espéré la perfection sur le plan de la correction pour mon cher Al, et j’ai été au contraire agacée par de nombreuses erreurs. Par exemple, un verbe du 3e groupe conjugué au passé simple comme un verbe du 1er groupe, le mot « ketchup » avec une majuscule, des formulations erronées (« c’est pourquoi que… », « c’est un rôle que je veux absolument le faire », « quand je venu… », « sous le coup » employé à la place de « sur le coup »), etc. Je déplore également le mauvais travail en ce qui concerne les virgules (fléau très présent dans la presse et l’édition).
Or, excellente surprise, le texte écrit par Al est terriblement bien travaillé, presque uniquement chronologique, alternant de façon très souple et régulière la franchise et la pudeur, les anecdotes et le ressenti. « Ressenti », c’est le maître-mot de cette autobiographie : on peut deviner depuis longtemps, en lisant ou en écoutant des interviews d’Al, qu’il est spécialement à l’écoute de son ressenti, de son instinct, de ses émotions, mais, à la lecture de son autobiographie, ça l’est de façon encore plus claire, encore plus flagrante.
J’ai donc été profondément touchée par l’évocation poignante, sincère et détaillée (il a une excellente mémoire) de son enfance et de sa jeunesse : rien de totalement nouveau, puisqu’il en parle facilement depuis assez longtemps, mais il nous fait découvrir de très nombreuses anecdotes supplémentaires et, surtout, le choix de ses mots et de ses expressions est toujours tellement délicat et plein de sensibilité et de sincérité…
J’ai été bluffée et touchée par sa décision de rendre à ce point publics sa solitude de petit garçon sans père, sans frères et sœurs ; la souffrance psychique de sa mère ; son désespoir après la mort inattendue de cette dernière alors qu’il n’avait que vingt-deux ans ; son regret de ne pas lui avoir dit sa conviction qu’il allait un jour être riche et qu’il l’aiderait financièrement (avec ce poids sur la conscience que, peut-être, si elle avait su cela, elle se serait davantage accrochée à la vie et ne serait pas morte si jeune, et, à cet égard, la phrase finale du livre montre clairement à quel point il aurait aimé qu’elle vive jusqu’à ce qu’il devienne si célèbre, c’est bouleversant) ; ses années de galère et de pauvreté extrême dans le New York des années 60, dormant à gauche à droite chez les amis, ne cachant pas qu’il a fait du ménage (dont les toilettes) dans divers endroits (combien de stars, et peut-être d’autant plus des stars masculines, auraient veillé à cacher cela dans leurs Mémoires ??), une partie du livre qui est à des années-lumière de la vie de bohème cool et décontractée qu’on aurait pu imaginer pour lui dans le New York des années 60 et avec son charme déjà présent ; son amour pour ses meilleurs amis du South Bronx, morts d’overdose jeunes ; son problème avec l’alcool pendant longtemps ; et, enfin, sa difficulté phénoménale à accepter sa célébrité mondiale les premières années.
Concrètement, sans une grande force de caractère, sans le fait d’avoir été aimé enfant et adolescent par sa famille, sans la voie qu’il s’est trouvée dans le théâtre malgré des années d’insuccès, il serait tombé dans l’alcoolisme au plus haut point et dans la clochardisation. Ces pages-là sont éprouvantes à lire, car on souffre a posteriori pour ce jeune homme, que l’on arrive d’ailleurs mal à relier à la superstar que l’on connaît, et l’on ne peut qu’être admiratifs en découvrant qu’il est parti de si bas pour aller si haut.
Toujours dans le registre du sentiment de culpabilité vis-à-vis de sa mère, un crève-cœur absolu est la révélation qu’il est arrivé trop tard à une lecture avec Elia Kazan pour son projet de film America America (Elia Kazan, qui avait révélé au monde Brando et James Dean quelques années plus tôt, modèles absolus pour Al) alors que sa mère était encore vivante, et que, éventuellement, décrocher ce premier rôle aurait pu tout changer pour eux. Il a probablement fallu toute une vie à Al pour oser avouer cela.
Il est d’ailleurs notable que le titre choisi, Sonny Boy, est le surnom affectueux que lui donnait sa maman quand il était petit (il sera appelé Sonny tout court par ses copains). Avec ce titre, c’est symboliquement sa maman qu’il met en couverture et à qui il rend hommage. On peut hélas mettre cela en parallèle avec cette phrase poignante page 40 : « Moi, je n’ai tout simplement pas eu de papa. Il était absent. » Et deux anecdotes très révélatrices forment un bouleversant trait d’union entre son père et sa mère dans sa mémoire de petit garçon : ses deux seuls souvenirs de ses deux parents réunis sont après un film vu au cinéma, et après une représentation théâtrale à laquelle il avait participé. Cinéma et théâtre = papa et maman réunis, et se sentir rassuré de les voir ensemble, avec lui… Sa carrière au théâtre et au cinéma découle probablement un peu de ces deux moments-clés…
Tout cela (le récit de ces années de joie dans l’enfance, de pauvreté, de solitude), c’est le premier choc. Le deuxième choc, c’est de découvrir que, Al enfant, adolescent puis jeune adulte dans les années 60, c’était un Antoine Doinel américain… Je n’y aurais jamais pensé… Son enfance pauvre sans père, ses bêtises faites avec son meilleur copain, sa débrouillardise, ses galères. Plus tard, son microscopique studio dans lequel il écoute Mozart ou Stravinsky sur un vieil électrophone, lisant Balzac, Baudelaire ou Flaubert en allant à l’autre bout de New York pour traverser toute une plage, petite silhouette intégralement en noir, emprunter un billet de cinq dollars à son ami Charlie Laughton et repartir aussi sec. Ses innombrables petits jobs (dont il se fait renvoyer systématiquement) dans un périmètre restreint. Cette solitude qui a de grandes espérances et qui attend. Ce sont Les 400 coups, Antoine et Colette, et Baisers volés.
Une scène fascinante et très « doinelienne » (qu’il décrit deux fois) est ces marches nocturnes qu’il faisait dans New York, pour déclamer des monologues à haute voix dans des impasses tranquilles ou dans une zone industrielle, avant de rentrer seul chez lui… C’est l’une des plus belles choses que je sais désormais sur Al.
Ce qui saute aussi aux yeux, c’est son intelligence, faite à la fois de cérébralité, d’émotivité et de mesure (mesure qui le fait multiplier les « je pense que », les « peut-être que », mais qui est ultra-paradoxale, puisqu’il écrit à plusieurs reprises qu’il déborde d’énergie et qu’un perpétuel chaos l’a accompagné toute sa vie !), et sa modestie (à une exception près : lorsqu’il dit qu’il était très beau lors de son interview avec Barbara Walters — longue interview visible sur YouTube).
Sa modestie est perceptible avec, par exemple, cette stupéfiante anecdote où il se représente, jeune homme inconnu, abordant Dustin Hoffman — que la sphère médiatique a toujours présenté comme un rival agaçant pour Al — qui signait des autographes dans une rue de New York, et où il nous montre Dustin encourageant et gentil avec lui. Cette modestie vis-à-vis de Dustin est aussi présente à un moment où il lui rend un hommage très, très appuyé et très humble, faisant voler en éclats ce ragot présent dans les récits sur Al selon quoi il était très agacé qu’on le confonde ou qu’on le compare avec Dustin dans les années 70.
Il est également très touchant de voir à quel point il fait profil bas (lui, l’immense acteur qui a tant apporté au monde) lorsqu’il évoque en toute franchise les très mauvais films qu’il a faits parce qu’il n’avait pas le choix, fauché et sans autre proposition. Quelle humilité il faut pour raconter cela au soir de sa vie… Bouleversante aussi est sa gentillesse quand il montre son bonheur d’avoir vu la fraîcheur candide de sa seconde fille à la cérémonie des Oscars 2020, alors qu’il avait presque quatre-vingts ans et aurait pu être hermétique face à cette candeur !
Une grande surprise, qui me paraît manifeste, est que, contre toute attente, Al semble avoir profité de ses Mémoires pour prendre ses distances avec le mythe Actors Studio, mythe un peu encombrant, car il ne mentionne que très peu l’Actors Studio, et, en tout cas, quand il décrit sa vie pendant la deuxième moitié des années 60, il n’inclut pas dans son récit son arrivée et son passage dans ce lieu pourtant si lié à sa renommée.
Encore plus étonnant, ce qu’il dit sur Lee Strasberg ne correspond pas du tout à l’image publique de leur lien. Par exemple, il dit : « Je n’étais pas son élève vedette ni rien d’approchant », j’en conclus donc que cette petite phrase n’est pas anodine, que, probablement, il s’agit de rétablir la vérité, et que, pour son ego, Strasberg a survendu aux médias l’importance qu’il a eue pour Al en tant que professeur… Autre exemple de cette mise au point, Al écrit : « J’allais le connaître un peu mieux » à la faveur du tournage du Parrain II, donc en 1973, c’est-à-dire très tardivement par rapport à l’image que l’on a de leur lien quasi filial — qui existe pourtant, puisqu’Al écrit qu’il voyait Strasberg comme un grand-père —, lien qui, pour le grand public, était censé avoir commencé à la fin des année 60.
Autre surprise, il ne cite presque jamais d’années ! On est complètement dans l’à-peu-près sur ce plan-là ! Soit qu’il ait jugé que l’ensemble serait plus fluide pour le lecteur en ne citant presque pas d’années, soit qu’il ait eu du mal à situer certaines anecdotes dans une année précise et qu’il ait alors préféré n’en citer presque aucune, pour que l’ensemble soit homogène.
Une autre surprise est le récit très appuyé des sentiments qu’il a eus pour Diane Keaton ! En effet, sauf erreur de ma part, Al ne s’était jamais exprimé sur leur lien autre qu’amical, et c’est seulement grâce à l’autobiographie de l’actrice qu’on en savait plus (et encore, de façon fouillis, voir mon avis sur son livre dans le bonus « Le cas Diane Keaton-Al Pacino »), les différentes infos et hypothèses sur Internet à propos de leur relation (durée, datation) étant un festival d’erreurs et de contradictions.
Certes, il rend aussi un hommage très appuyé (et très romantique) au bonheur qu’il a vécu avec Jill Clayburgh, Marthe Keller, Kathleen Quinlan et, à une moindre échelle et sur une plus petite période, Tuesday Weld.
Ces cinq hommages successifs sont d’ailleurs une autre surprise de cette autobiographie, puisqu’Al est notoirement pudique et même secret au sujet de sa vie amoureuse. En creux, on peut supposer que cela doit donc être un peu dur pour l’ego de ses ex-compagnes non citées (en particulier, il ne dit pas un mot sur Jan Tarrant, la femme avec qui il a eu son premier enfant, on peut peut-être voir cela comme un aveu implicite qu’il ne la considère pas comme faisant réellement partie de son passé amoureux, ou bien une sanction si elle est éventuellement tombée enceinte par calcul, mais il n’en reste pas moins qu’il a été un merveilleux père pour sa fille depuis lors) ou juste mentionnées (comme c’est le cas pour Beverly D’Angelo, probable petite vengeance suite au procès entre eux deux en 2003 pour la garde de leur jumeaux).
Mais c’est au sujet de Diane Keaton qu’il est le plus prolixe, et il révèle qu’elle est la seule femme à laquelle il ait fait des avances au lieu d’être dans une position d’attente. Je suis persuadée qu’il a pris sur sa pudeur pour mettre du baume au cœur de Diane Keaton, elle qui dans son autobiographie a mis en avant son chagrin de n’avoir jamais réussi à « avoir » Al pleinement, qui a révélé qu’elle l’avait perdu de la façon la plus regrettable possible (en exigeant un mariage, ce qui a conduit à un résultat opposé dans le bureau d’un conseiller conjugal), et qui est clairement restée amoureuse de lui depuis lors (voir mon hypothèse dans le bonus cité plus haut). Je pense que, par gentillesse, générosité et amitié pour elle, il a voulu dire enfin publiquement : oui, je l’ai aimée ; oui, nous avons vécu ensemble.
Il est d’ailleurs révélateur que, autant il est clair sur le fait qu’il ne voulait pas (pas encore) de mariage et d’enfant avec Jill Clayburgh et Kathleen Quinlan (ce qui les a conduits à une séparation), autant il ne dit rien sur cette scène fatidique vécue avec Diane Keaton : comme elle l’a racontée dans son autobiographie, il n’avait pas à revenir sur cette scène difficile.
Enfin, la dernière surprise est qu’il souffre d’une maladie oculaire, qui a commencé lorsqu’il n’avait que dix-neuf ans et qui s’est intensifiée avec le temps, et ça consiste à ne rien voir au réveil pendant un certain temps. Or, cette maladie s’appelle la dystrophie de Fuchs. Primo, j’ai été frappée d’apprendre qu’il avait une maladie oculaire, alors que ses yeux, si grands, si changeants (parfois ronds comme des boules de billard, parfois très larges comme ceux d’un prince persan), ont été un atout considérable dans sa carrière à l’écran, et une force de frappe thermonucléaire dans sa séduction. Secundo, quelle ironie de la vie que ça s’appelle Fuchs, alors qu’il est célèbre jusqu’à la caricature pour son utilisation du mot « fuck » dans tant de films (voir le personnage Al Padecheznous dans la parodie des Inconnus « I fuck you »). (Néanmoins, j’ai vérifié, Fuchs se prononce « fouks », aussi bien en anglais qu’en français.) https://www.youtube.com/watch?v=XQ4pldh_pOA
Par ailleurs, il est très surprenant qu’il ne dise pas le moindre mot sur Frankie et Johnny (qu’il ne peut que considérer comme un bon film populaire et qui a compté dans sa carrière), et frustrant qu’il évoque L’Impasse seulement en passant (j’aurais adoré qu’il en parle assez longuement).
Petite enquête : il évoque des films qu’il qualifie de mauvais, en ne les nommant pas, et qu’il a dû faire uniquement pour l’argent, mais il en cite certains qui sont pourtant censés faire partie de ses « mauvais films », et en disant qu’ils étaient faibles (il dit que 88 minutes était « catastrophique », je le trouve un peu sévère, se référer à ma chronique pour voir que j’en dis un peu de bien !), donc, par déduction, quels sont les films qui ne sont absolument pas cités dans le livre et qui, logiquement, entrent dans cette catégorie de films qu’il ne veut même pas nommer ? Il y en a onze : Instant de bonheur, Simone, Influences, La Recrue, Amours troubles, Two for the money, Un flic pour cible, Manipulations, The Pirates of Somalia, Hangman et American Traitor.
Il n’évoque pas non plus Insomnia, mais on ne peut soupçonner qu’il ait honte d’un film de Christopher Nolan et avec Robin Williams.
La fin du livre est à la fois très belle et très crépusculaire, car il ne cache pas qu’il est difficile d’atteindre un âge très avancé, d’avoir le corps si rouillé et de s’approcher de la mort, et parce qu’il consacre de nouveau plusieurs pages à ses trois meilleurs amis d’enfance, comme s’il voulait clore le récit de sa célèbre vie avec eux qui n’ont pas eu sa chance. Cela montre la générosité et la gentillesse d’Al, mais aussi son chagrin et son sentiment de culpabilité immense au sujet de cette différence abyssale entre leurs destins. Mais, en lisant son envie de retourner sur les lieux de son enfance tout en s’y refusant (il sait qu’il ne reconnaîtrait rien de son quartier, et l’on devine qu’il veut s’épargner cette déception), je n’ai qu’une envie : voir Al dans un documentaire tourné dans le South Bronx…
Point-info « Al parle français », ou plutôt « Al et la culture française » : en plus de mentionner sa lecture de Balzac, Baudelaire et Flaubert, il cite aussi le nom de Jean Giraudoux, Sartre, Satie (qu’il dit adorer), le mime Marceau, et le livre « Paris est une fête », d’Hemingway.