« There’s no such thing as too far » (Two for the money)

Les grands acteurs… et Al

Il était une fois une cinéphile de cinquante et un ans et demi qui n’avait jamais vu un film avec Al Pacino… Son panthéon, en matière d’acteurs, était composé de huit grandes vedettes du passé, qu’elle ne pouvait départager :

– depuis plus de trente ans, Brando et Léaud : ça rime très bien, mais il s’agit pourtant de deux acteurs — et deux hommes — fondamentalement opposés, en particulier dans leur type de séduction, à l'état brut, presque à l'état minéral, pour le premier, plus cérébral pour l’autre, quoique l’on pourrait leur trouver des points communs dans le refus du système et dans l’étrangeté unique de leur jeu respectif ;

– puis, dans les années suivantes, Marcello Mastroianni et Vittorio Gassman, deux immenses acteurs, avec plus de facettes pour Marcello — capable de jouer aussi bien la loufoquerie et le ridicule que la plus grande gravité — que pour Vittorio, qui a surtout incarné à la perfection le même type de personnage de film en film : la roublardise, la mauvaise foi et le sans-gêne poussés à leur paroxysme ;

– par la suite, Gérard Philipe : la grâce, la délicatesse, la subtilité, la magie, la poésie incarnées, un acteur bien trop oublié de nos jours, alors qu’il fut un demi-dieu pour les Français de son vivant ;

– enfin, le trio Kirk Douglas (un acteur de génie, tout bonnement), Stewart Granger (excellent acteur, charismatique, avec une très large palette de jeu, et dont la renommée s’arrête injustement à ses plus trois grands films, Scaramouche, Le Prisonnier de Zenda et Moonfleet) et Errol Flynn (charisme, présence, séduction naturelle, perpétuelle inventivité dans le jeu).

Et suivait, derrière ce panthéon de huit grands acteurs, un « sous-groupe » d’acteurs favoris, mais il est curieux d’appeler « sous-groupe » d’aussi grands comédiens :

– Tony Curtis (qui vaut bien plus que son rôle, pourtant excellemment joué, dans le feuilleton Amicalement vôtre) ;

– Charles Boyer (grande star honteusement oubliée de nos jours) ;

– Maurice Ronet (dont le sommet, à mes yeux, est Le Feu follet puis Raphaël ou le Débauché, bien que huit ans séparent ces deux films) ;

– Laurence Olivier (immense) ;

– Alain Delon (pas seulement magnétique, il avait aussi un jeu très riche, varié, intense) ;

– Tyrone Power (complètement sous-estimé depuis sa mort, c’est désolant) ;

– Henry Fonda : étonnant que son talent soit à ce point tombé dans l’oubli… Je pense que c’est lié à son jeu minimaliste et son attitude presque toujours austère et raide dans ses rôles durant les années 50 et 60. En fait, dès ses débuts — il avait déjà trente ans, point commun avec Al —, il a une présence d’une intensité extraordinaire, son visage et ses yeux sont très expressifs, et son jeu est très, très inventif mais millimétré : gestes, lenteur chargée de sens, intonations de la voix, regard de killer à certains moments ou d’une totale candeur à d’autres, expressions du visage, grande droiture qu’il confère silencieusement à ses personnages, un peu comme Gérard Philipe. Il faut être attentif pour apprécier son immense talent, c’est du très grand art ;

– Jean-Paul Belmondo (la décontraction faite homme, au-dessus de tout le monde sur ce point-là) ;

– Fernandel (immense acteur, au jeu tellement riche et varié, pouvant être aussi drôle qu’émouvant, ce qui est donné à très peu de comédiens, très grande star aujourd’hui reléguée aux oubliettes et à un certain dédain envers la série des Don Camillo et La Cuisine au beurre) ;

– Jean Marais (la quintessence du hiératisme sensuel, du lyrisme et du charisme ; j’ai eu l’honneur d’être quelques minutes en sa présence dans sa loge, en décembre 1987, il avait 74 ans) ;

– James Mason, Montgomery Clift, Humphrey Bogart, George Sanders, Gary Cooper, John Wayne.

Et je n’inclus même pas, dans ce deuxième groupe, d’autres immenses acteurs, comme Charles Laughton, Richard Widmark, Robert Mitchum, Chaplin, Cary Grant (qui vaut mille fois plus que son image figée de séducteur trop bronzé des années 50), Burt Lancaster, Paul Newman, Gregory Peck, Robert Taylor, Jean Gabin (première époque), Peter O’Toole (époustouflant de deux façons radicalement différentes dans Lawrence d’Arabie et Le Lion en hiver), Anthony Quinn (acteur bien plus fin que son image de brute épaisse), Patrick Dewaere, Louis de Funès, Yves Montand (son jeu dans César et Rosalie, en particulier, est un sommet), Alberto Sordi (inoubliable dans Une vie difficile)… Heureux temps !

Puis… Al a tout balayé.

Début janvier 2023, je découvre Le Parrain. Le choc… Premier tiers du film : Al tout à fait lisse et quasi banal (c’est exactement ce qu’il a voulu produire dans son interprétation, je le saurai bien plus tard), puis le deuxième tiers en Sicile, avec montée en puissance de son charisme, et dernier tiers, où son charisme au centimètre carré est hallucinant.

Le générique est à peine fini que j’introduis le DVD du Parrain II, où le magnétisme d’Al est au diapason du troisième tiers du Parrain. De là, pour bien faire les choses, je regarde sans tarder Le Parrain III, puis une décision un peu folle s’impose à moi : je vais regarder TOUS les films d’Al, écrire mon avis à leur sujet, et ça s’appellera le Marathon Pacino...

Et me voici, deux ans, 119 434 mots, soixante films et deux séries plus tard…

 

Al et ses éventuels prédécesseurs

J’aurai mis dix mois avant de trouver une éventuelle filiation entre Al et d’autres acteurs...

D’abord, Ray Milland dans Arise my love en 1940, délicieuse screwball comedy (pour les deux premiers tiers, le dernier tiers étant davantage une romance moins originale), avec Claudette Colbert à son meilleur : fantaisie, expressivité du visage non-stop, inventivité, jeux de regard (ce qui est un exploit pour Milland, qui avait des yeux de taille plus normale que ceux d’Al).

Il y a également un point commun très bref mais extrêmement troublant : ses anciens copains de régiment demandant (mi-sérieux, mi-taquins) à son personnage ce qui lui est arrivé durant son emprisonnement en Espagne (pour expliquer l’acerbe diatribe anti-femmes qu’il vient d’énoncer, donc on comprend une allusion, de la part des copains, à une éventuelle découverte de l’homosexualité dans les geôles franquistes), il répond « Nothing » en levant légèrement l’épaule avec un bref roulement d’yeux (donc quelque chose de très légèrement efféminé, à l’encontre de son personnage dans tout le film). C’est très, très proche d’un moment délicieux et ultra-inventif dans Un après-midi de chien. Alors que le personnage incarné par Al répond à une question sur son récent mariage (gay), Al lève très légèrement une épaule et un sourcil en disant : « Il faut bien s’amuser. » Question : Al connaissait-il la séquence avec Ray Milland ??

La deuxième filiation est avec Charles Boyer, très grand (et séduisant) acteur de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, nommé quatre fois à l’Oscar du meilleur acteur, et disparu dans la mémoire du public. C’est bien malheureux, d’autant plus que l’on ne peut guère se targuer d’avoir souvent eu un acteur français ayant fait une très belle carrière aux États-Unis. Très inventif dans son jeu et dans ses expressions du visage, souvent tchatcheur et charmeur, tout aussi souvent placide et secret, changeant sans arrêt de registre dans sa carrière, brun aux traits réguliers, aux grandes paupières, et avec une excroissance osseuse dans le côté droit du visage (au front, non pas à la pommette comme Al) : bref, Al avant Al, ou un lointain frère aîné. 

On peut voir Charles Boyer aussi bien en voyou gouailleur (accent « classe ouvrière » inclus) dans Tumultes en 1932, puis en gentleman ultra-classieux dans Elle et lui en 1939, ou en pervers narcissique, en 1944, dans Hantise, plus connu désormais sous son titre original, Gaslight, car il est récemment devenu un néologisme — le gaslighting — pour parler de l’emprise mentale, en particulier dans un couple, et je suis étonnée de ne pas avoir lu dans la presse que ce phénomène très rare — un titre de film qui devient un nom commun dans le domaine de la psychologie — est grandement lié à la performance de Boyer…

Citons aussi, en 1946, un personnage bien plus léger et amusant dans La Folle ingénue (Cluny Brown), puis, à l’inverse, en 1953, dans Madame de …, un rôle déchirant de général, comte et époux non aimé, où il excelle sur une crête entre morgue et acceptation, rigidité et drôlerie. (À titre d’information, ces cinq exemples sont signés Robert Siodmak, Leo McCarey, George Cukor, Ernst Lubitsch et Max Ophüls, pour donner un aperçu de ce qu’il a été dans le cinéma de cette époque…)

La troisième filiation est avec Gary Cooper, ce qui est contre-intuitif tant Cooper est toujours très calme à l’écran, alors qu’Al a une image d’acteur explosif : présence hors du commun, yeux ultra-expressifs et changeants, fourmillant d’idées dans la gestuelle et l’élocution, et aussi leur séduction respective (plus classique dans le cas de Gary Cooper, typiquement un très bel homme, et avec la taille peu commune d’un mètre 90).

Une quatrième filiation est avec George Raft (qu’Al connaît forcément au moins par le Scarface de Hawks) : comme Al, il n’a pas la carrure d’un John Wayne, la haute taille d’un Gary Cooper, les traits fins et classiques d’un Gregory Peck, mais, comme Al, il a cette assurance XXL, ce charisme gigantesque qui peut s’allumer en une seconde (quand ils le décident, clairement, et Marilyn avait elle aussi cette aptitude, c’est connu), cette autorité naturelle, cette expressivité, ces accès de violence particulièrement impressionnants (et leur phrasé est souvent similaire, peut-être parce qu’ils sont tous les deux de New York, même nés à trente-neuf ans d’écart).

Une cinquième filiation est avec Richard Widmark, dont Al est pourtant l’opposé en ce qui concerne le visage. Comme Al, Widmark a cette particularité de pouvoir jouer aussi bien un personnage gentil qu’un personnage inquiétant et violent (ce n’est pas donné à tous les acteurs), et, comme Al toujours, il peut en une seconde (montre en main) passer de la gentillesse (presque la fadeur, dans le cas de Widmark) à la violence (et ça, c’est accessible à encore moins d’acteurs).

Widmark n’a pas le statut de superstar qu’ont John Wayne, Gary Cooper ou Cary Grant, alors que c’est pourtant un acteur extraordinaire, inventif, et qui arrive à avoir un visage très expressif avec des changements pourtant quasi imperceptibles. Je pense que la raison de ce déficit de notoriété est son physique plus passe-partout.

Enfin, une sixième filiation, avec Kirk Douglas : assurance hors du commun, présence, charisme, précision et inventivité dans le jeu, sex-appeal, et une façon tellement aisée, et même gracieuse, de se mouvoir devant la caméra.

Alfredo Pacino, these are words that go together well

Pourquoi ai-je choisi cette photo (Al jeune, en sweat-shirt à capuche, donc très proche d’un « djeun » de notre époque) pour illustrer la page d’accueil du Marathon Pacino ?

Pour moi, Al représente la jeunesse éternelle, et je trouve assez fascinante la photo de ce jeune homme tout simple, qui n’était pas encore le Al Pacino superstar et très grand acteur de sa génération, mais juste un jeune en devenir (au vu du sweat-shirt à capuche et de la coiffure, il peut s’agir d’une photo prise en marge de la scène finale de Panique à Needle Park, lorsque son personnage marche à sa sortie de prison), partagé depuis des années entre les petits boulots alimentaires et son apprentissage du métier d’acteur, et qui ne savait pas encore que le destin allait lui dérouler un tapis plus rouge que rouge.

Ce quelque chose qui émane de lui et qui s’appelle la jeunesse éternelle est manifeste quel que soit son âge : actuellement, alors que j’écris ceci, en novembre 2024, il a un très petit garçon d’à peine un an et demi, alors qu’Al avait déjà seize ans lorsqu’Elvis est devenu une star, déjà vingt-deux ans lorsque Marilyn est morte, vingt-quatre ans lorsque la Beatlemania a envahi les États-Unis, bref, il a vécu en direct (et à l’âge adéquat) ce que nous ne connaissons que par des images d’archives en noir et blanc qui semblent remonter à Mathusalem.

Je suis d’ailleurs frappée à quel point cet événement qui a eu lieu dans sa vie privée en 2023 (sa paternité à 83 ans, qui a été commentée de façon bienveillante dans les médias — il est notoire qu’Al est aimé de la presse —, ce qui n’a pas été le cas dans les avis féroces de bien des internautes anonymes) va de pair avec son destin : déjà porteur d’un destin hors du commun grâce à son incarnation de deux personnages iconiques de l’histoire du cinéma (Michael Corleone et Tony Montana), star de cinéma issue d’un foyer pauvre du Bronx sans père à la maison et sans fratrie, un charisme flagrant, la réputation de meilleur acteur de sa génération à une certaine époque (mais De Niro était à quasi égalité), un sourire et des yeux XXL « emballez-c’est-pesé », il avait tout d’une icône, mais il a franchi un cap dans la mythologie de la culture occidentale en devenant père à 83 ans, et je suis étonnée que les médias n’aient pas relevé ça.

Je m’explique : il suffit de lire au sujet de la vie d’Al pour savoir que sa masculinité évidente (à l’italienne, disons) a engendré énormément de sentiments amoureux et de fantasmes durant toute sa carrière, donc il a toujours trimballé cette valise-là, le fait d’être un sex-symbol contre son gré (et il suffit de voir sa filmographie pour deviner qu’il a clairement fui cela, en jouant aussi souvent que possible des hommes doux ou blessés).

Or, en fécondant, à l’âge vénérable de 82 ans et demi, une superbe vingtenaire (jeune femme de vingt-neuf ans — accessoirement, sur un plan psychanalytique, je note que, de toutes les conquêtes d’Al, elle est la seule à avoir un prénom proche de celui de la mère d’Al, Rose/Noor, même nombre de lettres, et deux lettres sur quatre en commun — ayant déjà eu un pied au-delà du tout-venant, puisqu’elle a eu une liaison de deux ans avec une autre icône du XXe siècle, Mick Jagger), et alors qu’il était censé être stérile suite à un problème de thyroïde, il est passé dans une autre dimension, incarnant une hypra-virilité et une sorte d’immortalité symboliquement. Demandez à votre grand-père ou votre voisin de 82 ans s’il s’imagine avoir un bébé avec une belle jeune femme de vingt-neuf ans alors qu’il est censé être stérile, il aura l’impression que vous lui parlez d’un atterrissage de martiens dans le champ derrière son jardin.

Ce qui est arrivé à Al en 2023 l’a propulsé symboliquement à un stade de demi-dieu de la fertilité et/ou de la masculinité, qu’on le veuille ou non. Ajoutez à cela que, selon toutes les sources disponibles, il n’a pas su pendant de nombreux mois de grossesse qu’il avait conçu un bébé, et vous obtenez une couche de vaudeville qui désacralise l’affaire, et le mélange de tout cela correspond très bien au fait que, depuis les débuts d’Al au cinéma, son image est à cheval entre le sympathique boy next door et la lointaine superstar.

 

Al et ses nombreux paradoxes 

1– publicité vivante pour la beauté italienne, mais ne parle pas italien ;

2– archétype de la masculinité occidentale dans les cinquante dernières années (conjointement avec quelques rares autres, on peut citer Robert Redford, Harrison Ford, Clint Eastwood, plus tard George Clooney et Brad Pitt), mais ne s’est pas construit avec un père à la maison ;

3– est (très) posé, naturellement classe, sans aucun scandale ternissant sa carrière, sa vie privée, son image et donc sa communication, mais, dans ses interviews filmées, il est très fantaisiste dans ses idées et sa diction ;

4– ruisselant de timidité dans une interview filmée en 1973 (à voir sur YouTube), la même année où il respirait l’autorité naturelle dans son rôle sur le tournage du Parrain II ;

5– a un statut d’icône mondiale et intemporelle (aujourd’hui encore, alors qu’il va vers ses 85 ans, le nom « Al Pacino » est synonyme d’intense coolitude dans les médias), alors qu’il est plein d’humilité et de naturel ;

6– gamin du Bronx, a connu la pauvreté et le dénuement des années 40, 50 et 60, et est à double titre issu d’immigrants ayant fui la misère de leur Italie natale, mais fait partie de l’aristocratie des acteurs du derniers tiers du XXe siècle. Sa compagne des années 1990, Lyndall Hobbs, a d’ailleurs dit qu’à New York, à cette époque, il était traité comme un prince et se comportait comme tel. (Le champion dans cette catégorie est Charlie Chaplin, qui est passé d’une enfance à la Dickens et dans une totale insécurité affective aux sommets du génie et du pouvoir dans l’industrie cinématographique à Hollywood. Difficile de faire plus résilient.) 

7– New-Yorkais iconique, mais vit à Los Angeles depuis une vingtaine d’années, à tel point qu’on l’associe désormais uniquement à cette ville ;

8– souffre du syndrome de l’abandon, d’après Diane Keaton dans son autobiographie (il n’avait que deux ans lorsque son père a quitté le domicile familial avant de refaire sa vie et d’avoir d’autres enfants, et il a perdu successivement sa mère, son grand-père maternel et ses grands-parents paternels à presque 22 ans, 23 ans, 27 ans et 28 ans), mais a pourtant été materné, protégé et choyé par sa mère et ses grands-parents maternels. C’est peut-être de ce clivage qu’est née cette dualité ultra-productrice et fertile dans sa personnalité : une hypersensibilité associée à une grande confiance en lui-même ;

9– est devenu père très tardivement (à 49 ans, puis trois mois avant ses 61 ans, puis à 83 ans), alors que sa paternité est, de son propre aveu, une véritable passion, un véritable épanouissement, et c’est un père aimant et aimé ;

10– la cellule familiale de sa petite enfance a vite explosé (Al allant jusqu’à dire qu’il n’avait jamais eu de père, dans une interview filmée en 2023 — « I’ve never had a father » —, alors que son père est décédé alors qu’Al avait pourtant presque 65 ans), mais sa vie sentimentale a été faite de nombreuses histoires de quelques années, là où bien d’autres, au contraire, auraient voulu retrouver l’eldorado, le Rosebud d’un couple uni et stable, celui de ses parents dans sa toute petite enfance. La lecture de son autobiographie éclaire cela : il y dit qu’il a toujours fui le mariage parce que cela signifiait pour lui l’arrivée des problèmes. On ne peut que relier cela au schéma qui a tant causé de mal à sa mère et à lui petit garçon : mariage + premier enfant = divorce peu après ;

11– sa vie sentimentale est une série d’histoires de quelques années, alors que Diane Keaton, avec qui il va si bien et dont il est si complice, est amoureuse de lui depuis plus de cinquante ans (du moins, elle l’a été pendant vingt ans, et ma théorie — voir le bonus « Le cas Diane Keaton-Al Pacino » — est qu’elle l’est toujours) ;

12– Al a eu une vie sentimentale moderne : de nombreuses histoires d’amour de quelques années, pas de longue vie maritale comme tant de stars masculines américaines, sans passer par la case mariage, et en ayant élevé son premier enfant sans vivre avec la mère de celui-ci. Pourtant, il a lui-même dit qu’il avait nécessairement besoin d’être avec une femme qui sache cuisiner ! ce qui lui donne un petit côté rétrograde inattendu ;

13– a essentiellement une image de mâle dominant dans sa carrière (Heat, Glengarry, Scarface…), et il crie très fort dans de nombreux rôles (il est même connu pour ça aux États-Unis, c’est le Pacino blast), jusqu’à frôler la caricature, à la limite du surjeu, alors qu’il est pourtant intensément silencieux et réservé, d’une douceur exacerbée et remarquable, dans certains de ses rôles majeurs (Le Parrain I et II, Bobby Deerfield…) ;

14– est un admirateur inconditionnel de Shakespeare, de Tchekhov et (selon Marthe Keller dans son autobiographie) d’opéra, mais nombre de ses personnages ont un langage de charretier (on peut citer en particulier le célèbre record de fuck et fucking dans Scarface) (voir la parodie des Inconnus « I fuck you » sur YouTube pour mesurer à quel point c’est lié à son image) ;

15– Al a la particularité d’avoir joué dans des films iconiques par excellence (avant tout, Le Parrain I et II, Scarface), alors que le théâtre est sa plus grande passion, son oxygène, et qu’il aurait éventuellement pu se contenter d’en faire toute sa vie (d’ailleurs, il suffit de regarder sa fiche Wikipédia en anglais pour voir qu’il a joué sur scène de très nombreuses fois après le début de son succès à l’écran, pas seulement avant) ;

16– comme je l’ai dit ici et là dans le Marathon Pacino, Al a une double caractéristique rare : il a fait cinq-six ans de moins que son âge jusqu’à ses 40 ans (ce qui n’est pas donné à tout le monde), puis, passé 40 ans, il a toujours fait cinq-six ans de plus que son âge (là encore, c’est très peu fréquent…). (Faites le test, ça marche à tous les coups, pour chacun de ses films…) ;

17– Al a incarné le personnage mythique de Michael Corleone (dont le père venait d’un village nommé Corleone, ce n’était pas un nom de famille initialement dans le film), alors que l’un des grands-pères d’Al est né dans le village de Corleone ! À ce stade, ce n’est plus le hasard, ça a un côté « dieu de l’Olympe ». C’est d’ailleurs pour ça que voir Al et Mickey Rourke (dans une brève paparazzade sur un site people Web) se diriger ensemble, un peu brinquebalants, vers un restaurant de Beverly Hills, est assez fascinant et vertigineux tant la banalité de la scène contraste avec leur dimension mythique, qu’ils ont tous deux grâce à Coppola : Michael Corleone et The Motorcycle Boy dans Rusty James, chef-d’œuvre qui s’était glissé dans les peu passionnantes années 80 et qui tarde à sortir du purgatoire critique où on le maintient — incompréhensiblement —, à distance des meilleurs films officiels de la fin du XXe siècle ;

18– il y a un elephant in the room manifeste dans la célébrité d’Al : Al est présent dans les médias depuis plus d’un demi-siècle et pourtant, rien n’est jamais écrit sur l’excroissance qu’il a à la pommette droite et qui saute aux yeux sur bien des photos et dans bien des films ! Est-ce que tout le monde s’est donné le mot pour ne pas l’évoquer ??

19– Al a une image d’Italo-Américain aux grands yeux sombres, alors qu’il a les yeux… verts ! C’est particulièrement net dans L’Enfer du dimanche, film où les gros plans sur lui en tant qu’entraîneur de foot américain de haut niveau sont innombrables, ce qui permet de voir de très près ses yeux, et c’est aussi très net dans quelques plans de Serpico et de Manglehorn  ;

20– Al est un excellent orateur dans ses films (cf. ses nombreux discours ou monologues dans plusieurs rôles) et un grand acteur de théâtre, alors que, en interview, il cherche ses mots, commence d’innombrables phrases sans les finir, digresse... C’est quand même un plaisir d’écouter sa belle voix rocailleuse, sa gentillesse et ses anecdotes, mais ce n’est pas fluide !

21– Al parle toujours de ses débuts au cinéma en disant, je le cite, qu’il était « très jeune », mais il a tourné son premier vrai rôle à trente ans, ce qui n’est pas si jeune ; de plus, il parle de lui-même dans les années 60 comme d’un “teenager”, alors qu’il avait déjà vingt ans en 1960. Donc il y a vraiment un total décalage entre son âge autrefois et la perception qu’il s’en fait depuis un certain temps ;

22– peu de gens aussi célèbres ont changé de voix au cours de leur carrière… En effet, faites une comparaison entre la voix de ses premiers films (assez haute, un peu gouailleuse) et sa voix par la suite (célébrissime aux États-Unis, à tel point qu’il peut être reconnu uniquement par sa voix), grave, et surtout très, très rocailleuse. Pourquoi ce changement ? J’ai exploré Internet pour savoir si ce sujet était abordé, mais seuls quelques fans en parlent sur des forums de discussion, et la seule hypothèse serait le tabagisme d’Al. Cela m’intrigue fortement, puisque rarissimes sont les photos où on le voit fumer !

23– une excellente définition paradoxale d’Al a été dite par un jeune acteur dans le making-of de 88 minutes (jeune acteur qui partage quelques scènes avec lui à l’écran) : « Il est intimidant même s’il ne fait rien pour. » C’est exactement cela : malgré toute sa simplicité et son petit mètre 68, Al est naturellement intimidant ;

24– la plus belle ligne de dialogue qu’il ait dite, selon moi, vient d’un film assez mineur et peu connu, Two for the money, et non pas de l’un des pics de sa carrière : « There's no such thing as too far. You understand ? You push everything as far as you can. You push and you push and you push until it starts pushing back. And then you push some goddamn more. » Je trouve que ça lui va à merveille.

En lisant son autobiographie en octobre 2024, je suis bien forcée de voir que le germe de ces si nombreux paradoxes est certainement le fait qu’il a baigné dans un paradoxe majeur en tant que petit garçon : il s’est senti à la fois protégé, aimé et rassuré par sa maman, et profondément inquiet pour elle, car il devait percevoir intuitivement qu’elle était malheureuse et même dépressive, avec en particulier ce traumamatisme (pour lui) de sa tentative de suicide (qu’on ne lui a pas expliquée) lorsqu’il était petit.

 

La théorie des cases cochées

Cette théorie m’est venue au fil de ces deux années d’écriture sur la filmographie d’Al : j’ai réalisé que, ce qui sépare les vedettes des icônes, c’est que les vedettes ne cochent « que » trois cases : un beau, voire très beau, physique ; un grand, voire très grand, talent dans leur domaine ; et une présence, du charisme. Par exemple, Gregory Peck, Barbara Stanwick, Angie Dickinson et les Everly Brothers, pour citer quatre noms qui me viennent spontanément à l’esprit, sont dans ce cas, et la liste serait très longue.

Cela peut se moduler : par exemple, Rita Hayworth et Ava Gardner, selon moi, cochent de façon exacerbée la première et la troisième case, mais moins la deuxième (ce ne sont pas de grandes actrices, c’est évident pour moi). Autre exemple, Peter Lorre (l’immortel acteur de M le maudit) coche les cases 2 et 3, mais pas la case 1, il a juste un physique hors norme.

Tandis que les icônes (citons Elvis, Chaplin, Dylan, Django, Brando, Dietrich, Garbo, Delon, Bardot, Mastroianni, Lennon, McCartney, Bowie, Bogart, Bacall, la Callas — le fait d’être appelé uniquement par son prénom ou son nom va souvent de pair avec le statut de mythe, sauf si ni le prénom ni le nom ne s’y prête, c’est le cas de James Dean) cochent non seulement ces trois cases, mais elles en cochent une, ou deux, ou trois de façon exacerbée, et elles en cochent d’autres.

Par exemple, Brando coche de façon exacerbée les trois cases (beauté, talent, charisme) et en coche d’autres (case 1 : profondément meurtri et vivant dans un sentiment d’insécurité dans son enfance, d’où une sensibilité et un mal-être à fleur de peau toute sa vie ; case 2 : une très, très forte personnalité, indépendante et rebelle ; case 3 : était au bon endroit et au bon moment pour incarner la soif de changement de sa génération), donc il a, depuis ses débuts, un statut de mythe, et l’a encore, vingt ans après sa mort.

Un autre très bon exemple, Marilyn. Elle coche bien sûr de façon exacerbée les cases « beauté » (elle était très, très belle de corps comme de visage) et « charisme » (photogénie et cinégénie absolues, et luminosité de la peau hors du commun), et elle coche raisonnablement bien la case « talent » : elle chante très bien, d’une belle voix chaude, même si l’on décèle de petits défauts dans son chant, ce qui n’est pas le cas des chanteuses célèbres de son temps ; elle danse correctement — mais très, très loin de Ginger Rogers, Rita Hayworth, Judy Garland — ; et elle joue très correctement, mais elle n’a jamais été une grande comédienne, quoi qu’en disent ses fans (elle est, par exemple, bien en dessous de Joan Fontaine, Olivia de Havilland, Barbara Stanwick, Jennifer Jones, Deborah Kerr, Bette Davis, et je pourrais continuer longtemps la liste). Mais s’ajoutent à cela de nombreuses cases :

– la case « détermination en acier à devenir célèbre », car lire une biographie détaillée de Marilyn montre qu’elle a pris de très nombreux cours divers et variés, a inlassablement fréquenté les lieux et les personnes qu’il fallait pour promouvoir sa carrière, a cherché constamment à améliorer le plus possible son physique (voir ses photos de jeunesse est édifiant : elle est passée de mignonnette, avec de longs cheveux épais, frisés et châtains, à un physique d’ange, je pense par exemple au film Le Prince et la danseuse, où elle a la perfection enfantine et éthérée d’un ange), et a poussé très loin l’art du maquillage, d’où ses images les plus glamour, fruit d’heures de travail, paraît-il ;

– la case « enfance malheureuse, absence totale de père puis rejet par son père biologique lors d’une unique tentative de prise de contact, angoisse de l’abandon, profond sentiment de solitude, mariages malheureux avec deux icônes américaines de l’époque, souffrance de ne pas être mère », qui lui donne une dimension très émouvante qui a traversé les décennies et touché des millions de gens ;

– la case « mort tragique, mystérieuse et prématurée au faîte de sa beauté — voir ses essais avant le tournage de Something’s got to give —, micmac louche et encore aujourd’hui insoluble avec le président des États-Unis et son frère », éléments qui constituent en partie son mythe ;

– la case « mélange de petite fille et de femme ultra-sexy », un cocktail qui a touché les petites filles, les adolescentes et les femmes depuis des décennies ;

– la case « immense sourire perpétuel », ce qui la rend solaire, sympathique et attendrissante.

Bardot est aussi un cas d’exception, et l’on peut être fier qu’elle soit française, car elle a été révolutionnaire : personne au monde n’a allié une telle beauté naturelle et une telle aura érotique à un tel caractère et une telle franchise dans sa vie amoureuse et ses déclarations.

Elle coche de façon supersonique les cases « beauté » et « charisme » (regarder ses photos sur Pinterest est un festival irréel : tout est parfait — le corps est plus que parfait, le visage l’est aussi —, tout est gracieux, tout est hors du commun, difficile de ne pas se dire qu’elle a été la plus belle femme au monde, et avec cette modernité de l’association « rondeurs bien placées sur un corps très mince + grande bouche pulpeuse + petit nez + blondeur immaculée », qui est le canon de beauté universel pour des millions de femmes depuis lors), et elle coche raisonnablement la case « talent » : comme je l’ai aussi dit pour Marilyn, ce n’est pas une grande actrice, elle-même l’a dit et redit en toute sincérité (et son phrasé un peu lent, sucré, candide et comme boudeur l’a sûrement pénalisée), mais elle joue très correctement, est totalement à l’aise devant une caméra, danse très bien et chante très bien. Et il y a tout le reste :

– la case « envie XXL flagrante de séduire l’objectif », comme Marilyn, et contrairement à de nombreuses vedettes qui sont mal à l’aise devant un appareil photo ;

– la case « inventivité totale et régulièrement renouvelée pour son apparence, en particulier ses cheveux » ; de brunette gracile (corps de danseuse classique menu et étroit), elle est devenue une déesse de beauté quinze ans plus tard (époque Gainsbourg) via différentes étapes : starlette châtain foncé à l’ancienne, puis pin-up la plus célèbre d’Europe, puis sex-symbol mondial avec son opulente chevelure désormais blonde et ses formes archi-moulées, puis femme moderne les cheveux coiffés au naturel, la frange dans les yeux, et en pantalon. À titre de comparaison, Marilyn a connu beaucoup moins d’étapes entre son physique d’origine (lors de ses débuts en tant que modèle de photographe) et sa mort à 36 ans : cheveux blond platine et look 50’s, il n’y aura pas beaucoup de variations, et ça reste uniquement typé années 50, alors que, dès la même époque, Bardot faisait régulièrement évoluer son style. Par exemple, son invention du look « carreaux vichy, ballerines ultra-plates, taille très marquée, chignon volumineux », qui sera copié dans le monde entier pendant plusieurs années, date de 1959, trois ans avant la mort de Marilyn ;

– la case « naturel absolu » : sont omniprésents dans sa vie (photographiée sous tous les angles) le soleil, la mer, la nature, les animaux, la musique, la liberté, la franchise de ses propos ; c’était une nouveauté révolutionnaire par rapport à la communication très cadrée des vedettes de l’époque et les conventions dans la France d’alors. Par exemple, on voit souvent le dessous de ses pieds sale sur les photos. Un autre exemple est que, même si sa beauté va de pair avec un maquillage des yeux très soutenu, elle était aussi très belle au naturel, ce qu’était moins Marilyn, de rares photos le montrent ;

– la case « radicalité et sincérité de son changement de vie à seulement 38 ans » : abandonner soudainement le cinéma, les paillettes, la célébrité et la lumière des projecteurs pour consacrer sa vie aux animaux et vivre au calme, au plus près de la nature, de la mer, dans sa maison de Saint-Tropez…

– la case « liberté totale et modernité dans sa vie privée » : elle est allée d’amour en amour sans se soucier de son éducation bourgeoise et des éventuelles conséquences sur sa célébrité, avec, qui plus est, le tabou absolu (hier comme aujourd’hui) de ne pas élever son petit garçon. En cela, elle a grandement contribué à libérer la femme.

Pierre Bergé a martelé pendant des années que Saint Laurent avait libéré la femme avec l’invention du tailleur-pantalon en 1967, c’est du bluff : c’est Bardot qui, par son authenticité, son indifférence à son image publique, sa gourmandise de la vie et de l’amour, son souhait d’assumer et d’amplifier son sex-appeal, a libéré la femme des années 60 en lui montrant un nouveau chemin, un nouvel éventail de possibilités, un nouvel horizon. Je pense que, avant la légalisation de la pilule contraceptive (1967) et la loi du droit à l’avortement (1975), c’est d’abord l’exemple de Bardot qui a fait passer les Françaises dans la modernité. Par ailleurs, on la voit en pantalon sur d’innombrables photos, donc le mythe Saint Laurent a été monté de toutes pièces par Bergé.

J’en viens à Al. Il coche parfaitement et superlativement les trois cases de base : la case de la beauté exacerbée (qui a été à son pinacle, à mon avis, dans Le Parrain II, où il ressemble à un aristocrate italien dans n’importe quel siècle, je pense par exemple à cette sublime photo christique au cours du procès, les mains levées, visage baissé, regard plus noir que noir levé) ; la case du talent exacerbé ; la case du charisme exacerbé.

Mais il est évidemment une icône, pas une vedette parmi d’autres, donc quelles autres cases coche-t-il ?... Je pense que l’on peut ajouter :

– la case « hypersensibilité issue de la souffrance, l’inquiétude et l’insécurité qu’il a pu vivre durant ses trente premières années » : les ramifications de cette hypersensibilité à travers sa personnalité dans sa vie privée et à travers son jeu d’acteur ont fait de lui une personne aussi unique et attachante pour le public ;

– la case « inventivité exceptionnelle dans son jeu », donc quelque chose de plus que le talent : plus que tout autre acteur, il ajoute une multitude de détails et d’idées dans son jeu, quitte à ce que ça se voie parfois (un exemple : à un moment dans Serpico, il se gare devant chez lui et descend de sa voiture de façon atypique, c’est certainement pour souligner l’originalité de son personnage, mais, pour une fois, on peut deviner l’intention d’Al) ;

– la case « immenses yeux ultra-expressifs et changeants », un avantage majeur dans son jeu d’acteur (une comparaison : Mel Ferrer avait des yeux très ressemblants à ceux d’Al, mais cent fois moins expressifs et changeants).

La filmographie rêvée d’Al

Je dois être bizarre, mais, à l’issue de la montée de cet Everest qu’est la filmographie entière d’Al vue en un an et demi, ce qui m’apparaît le plus est ce vertige face à tous ces films supplémentaires qu’il aurait pu tourner, tout comme on est pris de vertige, de tristesse et de frustration quand on pense à ce qu’aurait pu jouer Django Reinhardt s’il n’était pas mort à 43 ans, à ce qu’auraient pu composer Chopin et Mozart s’ils n’étaient pas morts à 39 et 35 ans, à la carrière qu’aurait pu avoir Syd Barrett si son cerveau n’avait pas vrillé l’été de ses 21 ans.

Quel couple il aurait formé à l’écran avec Faye Dunaway… cette alliance entre sa bouille d’Italien et le visage épuré et émacié à l’extrême de l’actrice... La compatibilité cinégénique aurait été totale également avec Julie Christie (qui a la particularité d’être née neuf jours avant Al, lui qui n’a eu à l’écran que des partenaires féminines plus jeunes, à l’exception de Dyan Cannon) ou Isabelle Adjani (laquelle a joué, en 1987 avec Warren Beatty et Dustin Hoffman, on n’est pas très loin d’Al).

Regrets éternels qu’il n’ait joué dans aucun Woody Allen, alors que, en alter ego de Woody, il aurait été parfait dans plusieurs films. Comment se fait-il que les deux acteurs new-yorkais les plus emblématiques de leur ville n’aient jamais collaboré ? Comment la connexion Diane Keaton n’a-t-elle pas suffi à ce qu’ils aient un projet en commun ?

Imaginer la neige tomber sur Al arpentant seul les rues de New York, devant la caméra de Woody et au son de Wish you a merry Christmas par Kim Weston, I’d like you for Christmas par Julie London, I’m just a lucky so-and-so par Johnny Hodges, ou de Nat King Cole chantant Unforgettable (sublime morceau que j’ai entendu diffusé dans le hall d’entrée de l’hôtel où Oscar Wilde est mort — quelques années avant qu’Al ne vienne y tourner une séquence pour Wilde Salomé —, alors que la neige tombait dehors…)…

Imaginer Al en tchatcheur au son du piano d’Erroll Garner (mon pianiste de jazz favori) interprétant When your lover has gone ou Stormy Weather… Cela restera un Graal inaccessible.

Al devant la caméra de Woody, assis, debout ou couché, peu importe, avec en bande-son, Django Reinhardt jouant Vamp, Souvenirs ou Clouds : ça n’existera jamais…

Fellini, Dino Risi et Bergman ont sorti leurs derniers films en 1990, 1996 et 2004, une collaboration aurait donc largement pu voir lieu… (Al révèle d’ailleurs dans son autobiographie qu’il a décliné des propositions de Bergman, de Fellini, et de Bertolucci pour 1900, car les rôles ne lui convenaient pas… Horreur et frustration pour nous, fans et cinéphiles…) Ken Loach aurait pu lui aussi introduire Al dans son univers. De plus, un rôle de vrai méchant, d’assassin manque cruellement dans sa carrière, et il aurait été passionnant et parfait à la place de Nicholson (lui aussi parfait, bien sûr) dans Vol au-dessus d’un nid de coucou et Shining. Oui, regrets éternels.

On sait maintenant qu’Al a décliné la possibilité de jouer dans Seven, privilégiant sa participation à City Hall ! Aïe ! D’un côté, un film très atypique et surprenant, qui reste encore la référence du thriller urbain glauque, 327 millions de dollars de recettes pour 33 millions de dollars de budget, et, de l’autre côté, un film assez standard et vite oublié. Quel dommage… Comment aurait-il interprété le rôle plutôt sans relief de Morgan Freeman, celui d’un homme très placide, très calme, toujours dans la douceur, la pondération ? Cela restera une énigme.

Concernant tout particulièrement les films où Al a joué depuis vingt ans, il y a un mystère pour moi, et un sentiment d’injustice : les médias ont dit et redit que sa fin de carrière était mauvaise, mais les réalisateurs et producteurs sont les premiers coupables ! Si l’on considère, que c’est après Insomnia, de Christopher Nolan, en 2002 (et alors qu’Al n’avait que 62 ans), que la qualité de sa carrière a considérablement fléchi (Al situe cela, dans son autobiographie, plutôt après ses 70 ans, donc après 2010), pourquoi, depuis 2002, les grands réalisateurs (Lynch, Paul Thomas Anderson, les frères Coen, James Gray, Terrence Malick, Lars von Trier, Iñárritu, Soderbergh — pour un film plus personnel que Ocean’s thirteen, par exemple pour quelque chose d’aussi brillant et délicat que Ma vie avec Liberace —, Steve McQueen, Todd Haynes, Stephen Frears, Aki Kaurismäki, Gus Van Sant, Scorsese avant 2017, Tarantino avant 2018, Ridley Scott avant 2021) n’ont-ils pas fait appel à lui, l’obligeant à accepter des films très, très mineurs pour gagner sa vie (il n’en fait pas mystère dans son autobiographie, c’est poignant) ?

Pourquoi rien avec Spielberg, ni avec Tim Burton ? Sachant qu’une autre partie du problème est que les très bons films sont de toute façon devenus peu nombreux dans le cinéma contemporain, c’est en tout cas mon avis. J’aurais rêvé qu’Al ait un rôle dans un bijou contemporain comme Le Secret de Brokeback Mountain (2005), Drive (2011), Mud (2012), The Dallas Buyers Club (2013) ou Three Billboards (2017).