1972 Le Parrain (The Godfather)

Le film de tous les superlatifs, en particulier pour la contradiction totale et invraisemblable entre, d’une part, la pression et les difficultés himalayesques vécues par Coppola pour la préproduction, le casting et le tournage, et, d’autre part, la réussite finale éclatante sur le plan artistique, commercial, critique, et même sur le plan de la postérité, puisque l’on peut dire que, généralement, Le Parrain a officieusement subtilisé à Citizen Kane le titre de plus grand film de l’histoire du cinéma.

Cela dépasse l’entendement qu’un film réalisé dans autant de stress puisse être aussi fluide et quasi parfait sur presque trois heures, alors qu’innombrables sont les films où il y a un problème de rythme. Coppola lui-même a raté par la suite deux choses flagrantes sur le plan de la construction dans Outsiders (1983) : en début de film, les scènes nous montrant le quotidien des outsiders sont bien trop peu nombreuses tant cette petite bande est attachante et amusante (avec, pour rappel, un casting qui marquera les esprits, puisque plusieurs des jeunes acteurs feront carrière). À l’inverse, la partie où les deux jeunes fugitifs se cachent dans une église abandonnée aurait dû être écourtée, elle est vite ennuyeuse car bien trop longue.

Le Parrain est un ovni également pour le fait qu’il est toujours aussi magique, cinquante ans plus tard, qu’un jeune homme (devinez qui) n’ayant presque, derrière lui, que de l’expérience au théâtre puisse avoir osé inventer un jeu aussi rentré, aussi doux, et qui absorbe et aimante l’attention des spectateurs de par le monde depuis lors.

Je n’avais jamais vu les trois volets du Parrain, d'abord parce que je savais que c'était très long (neuf heures), ce qui avait le don de me faire fuir, ensuite parce que les sagas familiales qui s'étendent sur une certaine durée ne me plaisent que très rarement, et les films sur la mafia italo-américaine (un genre en soi !) ne me passionnent pas non plus. Enfin, je connaissais la célèbre scène du début (elle était parfois diffusée à la télé autrefois), où, dans une pièce sombre, Brando marmonne de façon monocorde, sans bouger un muscle de son visage, avec les paupières lourdes et un prognathisme trop appuyé... J'ai beau adorer Brando, cette scène m'a toujours paru tellement ennuyeuse et lourde que ça m'aura fait repousser durant des décennies le moment où je verrais le film. À quoi les choses tiennent...

J'ai tout simplement adoré Le Parrain et ai été sidérée qu’il soit aussi bien fait, aussi divertissant, et que l’on ne s'y ennuie pas une seconde : tout s’enchaîne merveilleusement (on ne dit jamais assez que le montage de ce film est prodigieux, montage qui n’obtiendra pourtant pas l’Oscar l’année suivante), entre le drame et le quasi-comique (c’est-à-dire la drôlerie de la galerie de mafieux et des innombrables palabres entre le clan Corleone et leurs hommes de main à propos de leurs ennemis), avec du suspense, de la violence, et des moments de transition parfaitement orchestrés, tout cela très souvent dans la semi-pénombre de pièces aux volets clos. Coppola est vraiment un très, très grand créateur, ce dont je ne doutais pas, puisque Rusty James (1983) est depuis très longtemps pour moi un chef-d’œuvre.

Mais, plus que tout, le choc pour moi a été la découverte du jeu d’Al : j'ai été subjuguée par son incarnation, pourtant très minimaliste durant tout le film. J'ai regardé plusieurs fois de très nombreuses scènes pour pouvoir tenter de décortiquer son jeu. J'ai vécu un quasi-syndrome de Stendhal, car j'ai été absolument hantée, obnubilée pendant plusieurs jours par son rôle, sa performance, son personnage.

Certes, le rôle de Michael Corleone doit certainement être très riche sur le papier, et Coppola a manifestement très, très bien dirigé tout le monde, mais l'intérêt de ce personnage est clairement dû aussi au talent et à la sensibilité d’Al, pour ne pas dire son génie ; en particulier, son évolution progressive d'un gentil gars assez fade vers un parrain sans pitié et charismatique est magnifiquement incarnée, et tout ça de façon tellement subtile, mais avec ce moment-clé que Coppola et Al ont complètement maîtrisé : le travelling avant, à 1 h 10 min, vers Al assis et qui adopte pour la première fois une attitude de chef, suite à son humiliation d’avoir été frappé par un policier (humiliation mais aussi frustration, puisqu’on lui tenait les bras, il n’a pu protéger son visage ni rendre le coup, et je pense que c’est surtout cette frustration qui a été l’élément déclencheur de son projet de vengeance). Il est à noter qu’à la fin de ce travelling avant, après avoir dit très tranquillement — ce qui provoque l’hilarité des autres personnages — « Then I’ll kill them both », il cligne des yeux très lentement : ça n’appartient qu’à lui, ce genre d’idée de jeu — et en particulier de jeu dans le regard — pour souligner le calme et l’assurance.

Un autre moment où l’on perçoit à quel point son regard est un élément de première importance dans son jeu, c’est quand Michael apprend l’assassinat de son grand frère Sonny : lorsqu’il relève la tête, ses yeux sont d’une dureté (mélangée à une immédiate soif de vengeance) qui change complètement son visage, la dureté du regard qu’Al aura en tant que Tony Montana onze ans plus tard.

L’un des sommets du Parrain, c’est l’avant-après du séjour de Michael en Sicile. Jusqu’alors, c’était un garçon simplement charmant et calme, pas loin de la fadeur (la lecture de l’autobiographie d’Al en octobre 2024 m’apprendra qu’il a volontairement voulu cette fadeur, avec obstination et en serrant les dents, puisque les producteurs étaient effondrés de le voir si terne à l’écran), mais on le voit gagner en charisme durant son exil en Sicile, puis revenir aux États-Unis dans la peau d’un chef de clan, probablement parce que sa femme a été assassinée sous ses yeux. Rarement une métamorphose au cinéma a été aussi radicale avec si peu de changements apparents : les habits sont peut-être un peu plus élégants (du type Al Capone), les cheveux sont coiffés un peu différemment (cette célèbre coiffure, cheveux plaqués en arrière et gominés, qui a rendu Al iconique pour le restant de ses jours), mais c’est avec quelque chose d’intérieur qu’Al réussit à être si différent. Ça va jusqu’au point que, lorsque son frère Fredo le revoit (lors de la scène à Las Vegas), il lui dit qu’il n’en revient pas à quel point Michael est beau et que le docteur a vraiment fait du bon travail, et il lui demande si c’est son épouse qui l’a persuadé de faire cela. (Les paroles exactes de Fredo sont : « I can’t get over the way your face looks. It really looks so good ! This doctor did some job. Did Kay talk you into it ? ») C’est un moment très interloquant, puisque rien n’indique dans le récit que Michael ait subi une intervention chirurgicale au visage ! Est-ce que c’était présent dans le roman de Mario Puzo et que ça a été gardé alors que le visage d’Al ne changeait pas pour autant ?

Une comparaison qui me vient à l’esprit au sujet de ce travail pour passer de la fadeur au charisme est le clip de Blue Jean, de David Bowie, visible sur YouTube : le génie artistique de Bowie nous le montre en artiste hypnotisant sur une petite scène, mais aussi totalement terne et presque ridicule en spectateur au pied de cette petite scène. Mais les deux rôles tenus par Bowie, les habits, la coiffure et le maquillage ont aidé à cette métamorphose, tandis qu’Al effectue la sienne dans Le Parrain avec un changement minimaliste sur le plan du jeu et celui de l’apparence physique.

Un point extrême de cette métamorphose intérieure est visible dans la (magnifique bien que très simple) scène de l’enterrement du père : Michael est assis telle une statue d’empereur byzantin, d’une immobilité totale, seuls ses yeux (on en revient toujours à eux) observent le ballet des chefs de clan (on peut appeler cela « le bal des hypocrites »). Avec la lumière dorée et les femmes de la famille vêtues de noir derrière lui, c’est un plan sublime, où Al égale certains plans sur John Wayne, Bogart ou Errol Flynn.

Cela dépasse l’entendement de savoir que c’était seulement son deuxième film et que Coppola s’est basé uniquement sur sa performance (complètement à l’opposé) dans Panique à Needle Park pour le vouloir et pour tenir tête aux producteurs sur ce point. Cela fait vraiment frémir de savoir que James Caan a failli jouer Michael et qu’Al voulait jouer le rôle de Sonny, tchatcheur et énergique : quelle catastrophe ça aurait été de priver le monde de la douceur inquiète qu’Al a imprimée sur la pellicule dans le rôle de Michael…

Robert Duvall, dans le rôle de l’avocat de la famille mais aussi fils adoptif, est exceptionnel : la sérénité de son personnage (réelle ou feinte), le contraste de sa personnalité avec celle de Sonny (James Caan), alors que leurs gabarits sont très ressemblants quand on les voit côte à côte et qu’ils sont les deux seuls à avoir les cheveux assez clairs (il y a une nette opposition entre le fils adoptif sérieux et fiable et le fils légitime violent et volage), son rôle d’équilibriste entre droiture et magouilles pour servir les intérêts de cette famille de mafieux, et l’idée géniale qu’il se présente à un moment donné comme étant « German-Irish » (ce qui le distingue radicalement de sa famille italienne d’adoption). Dans la longue scène où il est assis derrière Brando lors d’une réunion au sommet entre chefs, la proximité de leurs deux visages est d’une très grande force, car ils dégagent tous les deux un sérieux et une rigueur similaires, alors qu’il n’est pourtant que son fils adoptif, pas naturel. Avec ce plan, Coppola nous montre à quel point c’est lui, le fils idéal pour Vito Corleone.

Brando a beau être globalement peu présent à l’écran, et le personnage que joue James Caan, le frère aîné, a beau, hélas, n’être plus présent dans le troisième tiers du film, ils impactent complètement notre ressenti. Même John Cazale, dans le rôle du frère que l’on devine falot et sans forte personnalité, est parfait sans être souvent à l’écran lui non plus.

Mais les rôles féminins sont hélas très faibles : la sœur, jouée par la propre sœur de Coppola, est tout le temps en train de pleurer ou crier, et le rôle de Diane Keaton est hélas toujours passif et gentillet (rien à voir avec son rôle central dans Annie Hall et Manhattan quelques années plus tard…). Comme je l’ai dit ailleurs dans ce Marathon, je fulmine régulièrement en constatant que, toutes époques confondues, ce sont très souvent les rôles masculins qui sont les plus forts et les plus complexes (et c’est franchement toujours le cas dans la filmographie de Coppola, à l’exception de Peggy Sue s’est marié, mais qui est, pour moi, un film très oubliable, et de Coup de cœur, qui est, toujours selon moi, exaspérant, au-delà de l’audace et de l’imagination qu’il a fallu à Coppola pour faire un film qui ne ressemble à aucun autre).

Et le pire est la vacuité totale du rôle de la femme de Vito Corleone : je comprends que ça fasse complètement partie du récit, le fait que c’est une histoire d’hommes, que ce sont les hommes qui décident dans ces divers clans, mais ne voir cette mère (pourtant présente en permanence dans la maison où ils semblent tous vivre en communauté) que quelques secondes par-ci, par-là, avec très peu de paroles dites, ça m’a horrifiée. Il est, par ailleurs, curieux que ce soit une actrice (Morgana King, Maria Messina de son vrai nom, de parents siciliens) qui n’avait que quarante et un ans lors du tournage qui a été choisie, donc seulement cinq et dix ans de plus que les trois acteurs qui jouaient ses fils... En lui teignant les cheveux avec un peu de gris, elle fait effectivement au moins soixante ans. Par ailleurs, il a dû être cruel pour elle d’avoir un rôle si terne dans un chef-d’œuvre alors que, selon sa fiche Wikipédia, elle a arrêté la chanson pour faire du cinéma, mais sans rien d’important après les deux Parrain.

Une autre très grande réussite de Coppola est d’avoir aussi bien rendu, dans la mise en scène et la direction d’acteurs, le fait que les personnages sont tout le temps ensemble dans la maison, aussi bien les personnages principaux que d’autres membres de la famille (enfants et femmes aux rôles non précisés), les hommes de main et les gardes du corps. Ne serait-ce que pour sa maîtrise de ces scènes-là (qui font penser à ce que devait être la Memphis Mafia dans le quotidien d’Elvis), c’est un très grand cinéaste.

Les seize minutes qui se passent en Sicile sont un enchantement (dix minutes à partir de 1 h 32, puis trois minutes pour le mariage de Michael, puis trois minutes au moment de la mort d’Apollonia) : le caractère rural et primitif des lieux est merveilleusement rendu par Coppola, et Al se fond complètement dans le décor sur l’île de ses ancêtres. Pour rappel, Al et ses parents sont certes nés en Amérique, mais trois de ses grands-parents sont nés en Sicile, et son quatrième grand-parent est né à New York de parents italiens. L’alignement des planètes est même total, puisque le grand-père maternel d’Al est né à Corleone (c’est la grand-mère d’Al qui le lui a appris lorsqu’il a été engagé pour Le Parrain).

La ressemblance entre parents et enfants de fiction m’a paru très intéressante : étant donné la construction de son visage, James Caan pourrait effectivement être bel et bien le fils de Brando et de l’actrice qui joue son épouse ; et Al, Talia Shire et John Cazale pourraient être les enfants de l’actrice (pour leur faciès italien en commun).

Un point fort du film est les fondus enchaînés, nombreux et magnifiques, donnant au film une dimension romanesque et l’ancrant dans la tradition du cinéma classique, le plus beau de ces fondus étant peut-être le passage de la tête ensanglantée du cheval mort au visage de Brando (le commanditaire de ce crime), silencieux et royal. Et le point culminant de l’extraordinaire montage est sûrement (à la toute fin) l’extraordinaire séquence dans laquelle alternent des scènes d’assassinats commis en même temps que le baptême du neveu et filleul de Michael.

Néanmoins, il y a trois points qui ne me plaisent pas.

Premièrement, Al Martino, l’acteur choisi pour le personnage du chanteur à succès et ami de la famille, a un physique très anodin et avait quarante-trois ans lors du tournage, mais il fait pourtant hurler les adolescentes comme en pleine Beatlemania, ce n’est pas crédible une seule seconde, c’en est gênant, pourquoi ne pas avoir choisi un très joli garçon ?? Il est dit que ce rôle a été inspiré par Sinatra, mais lorsque le public féminin de Sinatra criait pendant ses concerts, il n’avait que la petite trentaine.

Deuxièmement, à la 22e minute, il y a hélas une scène de sexe, quel dommage pour un film qui est devenu patrimonial et visible par tous ! Certes, la scène est filmée en plan buste, mais elle est très explicite pour un jeune public, surtout sur le plan auditif… Alors que Coppola aurait pu nous faire comprendre que Sonny était infidèle sans nous montrer quoi que ce soit !!

Enfin, troisièmement, le maquillage pour le vieillissement de Brando (indispensable, puisqu’il n’avait que quarante-sept ans lors du tournage, donc seulement onze ans de plus que John Cazale qui joue l’un de ses fils, seize ans de plus que les deux autres acteurs jouant ses fils, et vingt-deux ans de plus que l’actrice jouant sa fille) me paraît poser problème et faire faux, car on sent toujours plus ou moins qu’il n’est pas si âgé que ça. Par ailleurs, ce choix de prognathisme (à l’aide de prothèses dentaires) n’a, je trouve, aucun intérêt, il aurait été bien plus simple et plus cinégénique qu’il se passe de ça (du reste, lorsque De Niro jouera le rôle de Brando jeune dans Le Parrain II, il n’aura pas de prognathisme…).

J’ai revu le film dix-huit mois plus tard, pour clôturer l’écriture de ce Marathon Pacino, et ça m’a permis de remarquer quelque chose : à ma grande surprise, la célébrissime phrase « I’ve made him an offer he couldn’t refuse », qui fait partie de la culture occidentale désormais (les médias la ressortent régulièrement, à divers propos), n’existe pas telle quelle (au mot près) dans Le Parrain. Elle existe sous trois variantes :

– elle est dite par Al quelques minutes après le tout début du film, « My father made him an offer he couldn’t refuse » (et c’est toujours cette séquence-là qui est montrée et signalée dans les médias),

– Brando la dit lui aussi presque mot pour mot (peu de temps plus tard, puisque c’est toujours pendant le mariage de sa fille) et dans un autre cas de figure (« I’m going to make him an offer he can’t refuse »),

– Al lui-même la redit vers la fin du film, là encore dans un autre cas de figure, à Las Vegas (« I’ll make him an offer he can’t refuse »).

(Il y aura même une quatrième variante dans Le Parrain II, De Niro dira à un moment « I’ll make an offer he won’t refuse ».)

Je suis vraiment surprise que ce soit la première séquence qui est montrée dans les médias et qui est donc passée à la postérité, car elle n’a pas ma préférence : elle est dite (par Michael) de façon gênée et timide, alors que les deux autres occurrences sont dites (par Vito Corleone puis par Michael) avec un grand naturel, comme si cela allait de soi, ce qui produit un effet bien plus fort et un peu comique.

PS - Ce qui a ajouté à mon trouble quand j’ai découvert ce chef-d’œuvre alors que j’avais l’âge canonique de cinquante et un ans et demi, c’est que le Parrain a été tourné exactement lorsque je naissais, dans les semaines avant et après ma naissance, on peut donc dire que je suis née au milieu du tournage.