2023 Knox (Knox goes away)

Et ainsi se termine mon Marathon Pacino (du moins tant qu’un autre film avec Al ne sortira pas, plusieurs étant en attente sur sa fiche Wikipédia) : nous sommes en septembre 2024, cela m’aura donc pris dix-huit mois (si l’on excepte un mois de vacances en été 2023 et un autre en été 2024) pour voir les 62 films avec Al et écrire à leur sujet… Plus précisément : neuf films des années 70, cinq des années 80, dix-sept des années 90, onze des années 2000, douze des années 2010, trois pour le moment dans les années 2020, trois téléfilms, une mini-série, et une série de deux saisons.

Comme pour Salomé et Wilde Salomé, dont je sors tout juste, la distribution de ce film n’est pas simple : tourné fin 2022, il n’est sorti aux Etats-Unis qu’en mars 2024, et a été visible (sur le marché américain) en Blu-ray trois semaines plus tard, et sur trois plateformes Internet un mois après. Autant dire qu’il n’a pas marché en salle, et il n’est pour le moment qu’à 461 000 dollars de recettes sur le plan mondial, ce qui n’est sûrement pas une bonne nouvelle pour les producteurs.

En France, il est enfin sur Prime Video depuis août 2024 (je dis « enfin » parce qu’il a longtemps végété dans la filmographie d’Al sur Wikipédia sans pouvoir être vu), et le DVD pourra être acheté à partir de novembre 2024.

Évidemment, avec un tel pedigree, je pouvais m’attendre au pire.

Dès les premières secondes, tous les codes du polar sont là (la fiche Wikipédia parle de thriller, c’est plus un polar selon moi) : la nuit, un homme seul, un rendez-vous dans un café à la Edward Hopper avec un autre homme (acteur parfaitement choisi, sorte de second couteau typique des films des frères Coen), belle photographie, lumières froides, musique proche de la trompette de Miles Davis pour Ascenseur pour l’échafaud. Donc on peut deviner que le cahier des charges va être respecté et que le film sera plus appliqué qu’original.

En fait, ce film est certes un simple polar typique de notre époque, mais il est constamment irréprochable et dans la partie haute de la fourchette sur le plan de la photographie, du rythme, de la réalisation, du suspense et de l’intérêt que l’on peut ressentir pour le personnage principal, donc pourquoi ce film a-t-il subi ce sort infamant de sortir presque sur-le-champ sur Internet et en Blu-ray aux États-Unis et directement en France ?? Je suis consternée, surtout quand je pense aux innombrables films français encensés par la presse alors qu’ils sont épouvantablement ennuyeux et lents (trois exemples vécus en salle au moment de leur sortie : Gaspard va au mariage, en 2017, Notre dame, en 2019, et Perdrix, en 2019, trois pénibles caricatures de cinéma qui veut à tout prix faire dans l’original, et qui donnent l’impression que ceux qui les ont faits/écrits/produits n’ont jamais rien vu de Ford, de Cukor, d’Hitchcock, de Minnelli, et qu’ils ne sont donc pas au courant de ce que doit être le rythme d’un film pour ne jamais être ennuyeux).

Est-ce qu’un bon polar solide et soigné n’est plus à la mode et que rien n’est fait pour booster sa carrière en salle ? Ne serait-ce que le personnage central de John Knox, présent à l’écran 95 % du temps, suffit à rendre ce film intéressant : un tueur à gages qui transmet pourtant une impression de droiture, de dignité, de sérieux, condamné à la démence à très court terme (ce n’est pas un spoiler, on apprend dès la deuxième scène qu’il est atteint de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, et ça accompagne — de façon pudique et émouvante — tout le film), et Michael Keaton joue ce personnage de façon parfaite, sobre et posée, avec sa présence minérale habituelle et son regard expressif bien que glacial.

Par ailleurs, un élément désormais troublant chez cet acteur est le contraste entre la jeunesse de son visage, de sa silhouette impeccable (difficile de croire qu’il n’a que onze ans de moins qu’Al…), et sa peau particulièrement ridée (il avait soixante et onze ans au moment du tournage).

Le fait qu’il ait réalisé le film (le deuxième seulement de sa carrière, quinze ans après le premier) montre à quel point il a dû aimer ce personnage et y croire, et je suis d’autant plus triste que rien n’ait été fait pour que ça soit mieux distribué, surtout que les critiques et les avis des spectateurs ne sont pas assassins, loin de là. Je suis triste aussi que la double performance de Keaton n’ait pas été célébrée : en effet, réaliser un film (avec tout ce que ça comporte de contrôle et de prises de décision) tout en jouant un homme qui perd peu à peu la mémoire, le contrôle et la raison, et qui doit tout prévoir et tout noter tant qu’il est encore temps pour lui de réussir à sauver son fils de la prison, c’est prodigieux.

Même sur le plan psychologique (souvent le parent pauvre des polars), c’est réussi : quand on voit le héros être froid, raide, distant sans être méchant, avec son fils (un adulte, joué par un acteur de quarante-neuf ans), on devine de façon très naturelle et réaliste, sans que Michael Keaton en fasse trop, que le lien s’est distendu entre eux depuis longtemps.

L’autorité naturelle de Knox et sa façon tout le temps méthodique d’agir sont passionnantes à voir, mille fois plus passionnantes que les faits et gestes de Michael Keaton dans Birdman, film qui a croulé sous les récompenses les plus prestigieuses et qui m’avait exaspérée. De même quand le héros revoit brièvement son ex-épouse : totale économie de moyens, émotion, douceur, pudeur, tact. C’est bien simple, non seulement on se prend à espérer que l’histoire finisse bien pour le héros (c’est toujours très bon signe quand on s’implique affectivement comme ça, assis dans son fauteuil), mais j’aurais aussi adoré retrouver ce personnage dans une suite.

Les bémols sont peu nombreux :

– des dialogues parfois trop explicatifs (certainement par envie de bien informer le spectateur) ;

– une maladresse bizarrement très visible dans un bref plan (des coups de pied trop visiblement retenus et simulés en arrière-plan) ;

– le personnage de la prostituée polonaise (joué par Joanna Kulig, qui s’était fait connaître internationalement grâce à Cold War, film qui m’avait laissée aussi froide que le titre, car j’avais trouvé assez aseptisé et sans profondeur ce mélodrame qui se voulait au contraire bouleversant) assez mal écrit et/ou mal joué : tout comme elle est à mi-chemin entre une allure vulgaire et une allure classe, on a du mal à comprendre son personnage, à cheval entre un fond d’agressivité envers son client régulier et une éventuelle sympathie ou tendresse pour lui ; l’idée est très bonne, mais c’est fort mal rendu ;

– et, surtout (le plus gros défaut du film), l’actrice qui joue l’inspectrice ne cadre pas avec la finesse du film : autant les deux inspecteurs subalternes qui travaillent avec elle sont joués par des acteurs bien choisis (assez ternes et passe-partout physiquement, mais pas ennuyeux à l’écran), autant cette actrice joue caricaturalement la femme dure et tranchante, avec des micro-expressions du visage ridicules qui font pencher son personnage du côté du téléfilm ou de la série, pas du film de cinéma. J’ai du mal à comprendre que Keaton, en tant que réalisateur, ait accepté ça.

Et Al ? Eh bien son rôle est à la fois très présent, puisqu’il apparaît régulièrement tout au long du film (mais il faut quand même attendre la 37e minute pour le voir), et mineur, puisqu’il n’apparaît que dix minutes (sur 1 heure 54) et que ces dix minutes sont décomposées en… dix scènes ! Quatorze secondes pour la plus courte, 3 minutes 18 pour la plus longue :

– 54 secondes,

– 1 minute 35,

– 58 secondes,

– 1 minute,

– 31 secondes (sa première scène debout, je commençais à me demander si on allait le voir assis tout le film),

– 3 minutes 18 (belle scène intimiste dans une voiture, de nuit, avec les mains d’Al faisant un bruit feutré en glissant sur le volant, tant la prise de son est très fine dans ce film…),

– 14 secondes,

– 1 minute,

– 16 secondes,

– et 19 secondes (jolie scène de danse en contre-jour).

Son rôle est intéressant : escroc un peu vulgaire, qui dîne dans son bain à 16 h et porte un peignoir en tissu léopard, voix ultra-rauque et basse, marié à une femme qui a clairement plus d’un demi-siècle de moins que lui — l’année de naissance de l’actrice ukrainienne Sasha Neboga n’est cependant pas présente sur Internet — et qui ressemble plus à une call-girl qu’à une épouse (c’est dommage, car on la voit fraîche et rayonnante sur Internet, son rôle aurait pu être bien moins cliché, et je trouve profondément inélégant de la part de la production que son nom ne figure pas dans le casting sur Wikipédia, et ce, dans toutes les langues disponibles), mais (je reviens au personnage d’Al) calme, posé, patient, visiblement fidèle et pudique en amitié.

Un détail que j’ai beaucoup aimé : son personnage regarde l’heure sur sa montre, et Al regarde d’abord le dessus de son poignet avant de tourner le bras, car le cadran de sa montre est positionné sous son poignet. Le genre de détail apparemment inutile, mais dont il est coutumier dans son jeu…. N’importe quel acteur se serait contenté de regarder directement le cadran sur le côté interne du poignet.

 

Mises en abyme (il y en a beaucoup, six) :

– Al est dans son bain, avec sa jeune épouse se vernissant les ongles des pieds juste à côté de lui : difficile de ne pas penser à la célébrissime scène de Scarface où Al/Tony Montana est dans sa (très grande) baignoire, avec sa jeune épouse assise à sa coiffeuse ;

– la même scène m’a aussi fait immédiatement penser à la scène (beaucoup plus classe) de Serpico où Al/Frank Serpico est dans une baignoire avec sa compagne ;

– Al avec un comparse utilisant une trieuse de billets de banque, bref décalque d’une scène dans Scarface (qui comptait elle-même une mise en abyme, un personnage disant avoir tourné avec Brando, et Al/Tony Montana restant impassible en entendant cette anecdote !) ;

– les quelques plans où l’on voit l’épouse d’Al faisant répéter des danseuses classiques (avec Mozart en bande-son), Al étant dans une pièce en surplomb, font complètement penser à la célébrissime scène de L’Impasse où le personnage d’Al surplombe le cours de danse de Gail, la jeune femme qui était sa compagne avant ses années de prison, et qui va le redevenir ;

– dans son ultime apparition dans le film, Al danse fugacement un tango réduit au minimum (vu son âge), et l’on pense dans la seconde au célébrissime tango du Temps d’un week-end ;

– il est permis de penser qu’Al ironise un peu sur lui-même quand son personnage dit qu’il a presque 90 ans (alors qu’Al n’en avait « que » 82 et demi au moment du tournage) et qu’il a divorcé d’une précédente épouse alors que son épouse actuelle n’était pas encore née (possible private joke en lien avec l’âge de ses trois dernières compagnes).