2021 House of Gucci

J’ai énormément aimé… Et le fait que Ridley Scot l’ait réalisé à 83 ans (!) et quelques semaines seulement après un autre excellent (et diamétralement opposé) film (le médiéval Dernier duel) décuple mon admiration pour lui. Je suis aussi très heureuse pour Al qu’à 81 ans, il ait enfin accès, de nouveau, au casting d’un film brillantissime.

Il m’est arrivé une chose rare : durant les deux heures trente de ce film, j’ai complètement oublié le monde extérieur, alors que, habituellement, il y a toujours quelques moments où l’on pense aux courses à faire ou autres pensées parasites, n’est-ce pas ? Le film est tellement bien fichu et tellement bien joué que j’ai été captivée tout le temps. J’avais en permanence le sentiment que tout était ultra-maîtrisé ET ultra-inventif. Le début du film est d’ailleurs emblématique de ces qualités : de nombreux débuts de film sont assez mous (et, depuis pas mal d’années, il y a une épidémie de films qui débutent avec un drone filmant une voiture qui roule sur une magnifique route de bord de mer… Conformisme, quand tu nous tiens…), mais, ici, c’est franchement réussi : Adam Driver buvant un café en terrasse, allant tranquillement travailler à vélo, puis Lady Gaga allant travailler sur un site bien moins luxueux ! dans un plan très large qui fait penser au cinéma italien des années 60, avec, en périphérie, des terrains vagues et des immeubles en construction… D’emblée, on est accrochés.

Le deuxième atout évident est le jeu des acteurs, qui est vraiment au top.

À part quelques brefs et rares instants surjoués, Lady Gaga, qui a pourtant très rarement incarné un rôle au cinéma (mais qui, bien entendu, est habituée à endosser bien des personnalités à travers ses tenues extravagantes, ça aide), est exceptionnelle, une performance à Oscar (il faut dire qu’elle est gâtée sur le plan des tenues et des coiffures, ça doit aider à se projeter dans un personnage), et je suis outrée qu’elle n’ait pas été nommée aux Oscars, ni personne de ce casting, on marche sur la tête ! Sans être aussi belle que d’autres actrices américaines qui auraient pu prétendre au rôle, elle crève l’écran ; elle est tout le temps vibrante, intense, à fond dans son arrivisme, intégralement tournée vers son but, et son jeu est varié et riche (aux antipodes de Margot Robbie, par exemple, dans Babylon, où celle-ci était criarde, hystérique et sans profondeur). De plus, bien que comédienne peu expérimentée, Lady Gaga a clairement fait un gros travail pour incarner une italienne parlant anglais avec un fort accent. (S’est-elle inspirée de membres de sa famille, son père étant fils d’immigrés italiens ?... Probablement que non, car je découvrirai après coup que son parler très atypique est un copié-collé de celui de la vraie Patrizia Gucci et qu’elle a travaillé cela avec un coach pendant des mois.) J’ai cru voir non seulement l’héritière d’Anna Magnani à l’écran mais Magnani elle-même… J’ai rarement vu une actrice jouer aussi intensément, à fond. Je pense, par exemple, à Bette Davis dans La Garce, de King Vidor, mais ça nous ramène en 1949. Et mon compliment à propos d’Anna Magnani a d’autant plus de résonance que cette filiation, cette ressemblance paraît fondamentalement naturelle, elle n’essaie pas de jouer comme Magnani, ou d’être la nouvelle Magnani (si tant est que des actrices d’aujourd’hui prennent encore Magnani comme modèle…).

Jared Leto, grimé/enlaidi au point d’être méconnaissable et parlant avec un très fort accent italien (je suis tombée des nues en voyant son nom au générique de fin, c’est rare de ne pas reconnaître du tout un acteur !) est extraordinaire, une performance digne d’un Oscar, lui aussi. Je lis sur la fiche Wikipédia du film que son jeu a été qualifié d’outrancier ! Mais qu’est-ce que l’on attend du cinéma ? Uniquement des compositions lisses ? Grâce à son talent et sa créativité, son personnage est complètement atypique et mémorable : hypersensible, maniéré, prétentieux, enfantin, ridicule et touchant à la fois… Une très, très grande création, vraiment. Admiration totale.

Adam Driver (sosie d’Yves Saint Laurent dans les années 70, dans ce film) joue à merveille l’homme précieux, raide, timide, maladroit, un peu efféminé, dans un rôle pas facile du tout, puisqu’il doit moduler, dans son jeu, un état perpétuellement calme et réservé. C’est difficile de jouer un rôle si monocorde, voire terne, tout en réussissant à être intéressant.

Al est très, très bien et très à l’aise dans le rôle amusant du tonton sympa, un peu magouilleur, séducteur, les pieds sur terre. Je suis aussi et surtout dans l’admiration à propos du fait que sa voix, pourtant reconnaissable entre mille (lui-même le dit et s’en amuse), est… tout à fait méconnaissable : son travail pour se créer un accent italo-américain et même une autre voix est sidérant. On a donc sur l’écran un Américain (Al) parlant parfaitement sa langue natale mais élevé en grande partie par ses grands-parents immigrés italiens (on peut imaginer qu’un fort accent s’entendait à la maison !) et jouant un Italien parlant américain avec un accent italien ! C’est un montage linguistique intéressant.

Et une scène m’a enchantée, puisque, pour une fois, la bande originale, même sur quelques secondes seulement, magnifie Al : c’est la scène où l’on entend Heart of Glass, de Blondie (tube indémodable), pendant qu’Al, très élégant en trench beige, traverse un aéroport. J’ai dit dans ma chronique sur Danny Collins à quel point la carrière d’Al compte très peu de moments magiques sous la forme de l’association d’une musique et de sa présence à l’écran, donc cette très courte scène dans ce film-ci me fait très plaisir.

(Pour la petite histoire, Heart of glass a déjà été utilisé pour un plan sur Al, dans Donnie Brasco, vingt-quatre ans plus tôt.)

Si l’on ajoute à mon panégyrique de ces quatre acteurs le fait que les seconds rôles sont très bien (je pense en particulier à l’avocat de la famille, toujours sobre et discret mais avec une présence, et Jeremy Irons en patriarche amer et dur), il est donc très mystérieux que, dans un film où la direction d’acteur est si réussie et maîtrisée, deux rôles secondaires soient étrangement faibles.

D’abord, Salma Hayek : elle incarne une médium bas de gamme et d’allure peu soignée, mais elle n’est jamais intéressante, ni amusante, et elle est toujours sans relief, on ne perçoit pas quelles peuvent être ses motivations ; on peut fortement penser qu’une autre actrice aurait insufflé bien plus d’ambivalence et de drôlerie… Ensuite, Camille Cottin : son rôle est transparent, et son jeu n’est pas à la hauteur de celui des autres acteurs (il est vrai que la barre était placée très haut). Elle apparaît dans plusieurs scènes, mais n’a que quelques mots à dire à chaque fois (pourquoi ?? Ça n’aurait pas été la mer à boire que de donner un peu de densité à son petit rôle avec un peu plus de texte !). Donc la pauvre doit se contenter de rouler des yeux et de faire des mimiques pour incarner le rôle. C’est déjà problématique, mais le souci supplémentaire est que, probablement anxieuse de réussir son passage dans un film à portée internationale (ce qui se comprend tout à fait), a fortiori dans un rôle si vide, on perçoit ses efforts pour être expressive coûte que coûte. (J’ai lu dans Vanity Fair qu’elle-même disait travailler ses rôles à fond par anxiété ; là, ça se sent vraiment…) Bref, ces deux rôles secondaires sont très gênants, et c’est incompréhensible, étant donné la maestria avec laquelle tout le film est conduit.

Le deuxième défaut du film est la scène de sexe XXL : alors que le film est clairement tout public et très bien pour les ados, on se retrouve avec une scène de sexe certes très utile (donc pas gratuite) pour nous montrer l’attirance physique entre les deux héros pourtant si dissemblables dans leurs origines et leur personnalité, mais qui est très crue et même violente. C’est franchement décevant que Ridley Scott n’ait pas pensé à l’importance d’une scène de scène bien plus suggérée, par égard pour l’âge de ses futurs spectateurs…

Point-info « Al parle français » : il dit « mademoiselle » et, par la suite, « à vous et à New York », pour trinquer.