2019 The Irishman
Bon, il m’a fallu prendre un abonnement Netflix, pas moyen de faire autrement… J’ai un peu du mal avec cette sorte de chantage, mais Scorsese a expliqué les choses très clairement et intelligemment, sans tourner autour du pot (Netflix lui offrait 160 millions de dollars pour faire le film…), donc, dans la mesure où Netflix jure ses grands dieux que l’on peut se désabonner facilement, on n’est pas perdant du tout en s’abonnant pour un seul mois. (De plus, ça m’a permis de revoir l’intégralité de Seinfeld, joyau des joyaux, amour pour toujours pour cette série.)
J’ai, dès le début, perçu les points faibles et les points forts du film, et mon avis n’a pas changé jusqu’à la fin (3 heures 18 + dix minutes de générique de fin)…
Les points forts sont les mêmes que d’habitude chez Scorsese (faut-il les énumérer ?) : réalisation hors norme (en particulier ses inimitables travellings en intérieur), son don hors du commun pour nous montrer la pègre italo-américaine en la rendant drôle et même assez touchante étant donné son ridicule, une photographie et un montage là encore largement au-dessus du lot, sa science du casting, et son don pour la bande-son (mes moments préférés : I hear you knockin’ par Smiley Lewis, parfait, et Sleep Walk, avec le mini-bémol qu’il s’agit de la version originale, celle de Santo et Johnny, alors que celle, légèrement postérieure, des Shadows est encore plus magique).
Les deux points faibles sont entièrement liés à l’âge des comédiens principaux et à la technique de rajeunissement numérique, qui est un total échec artistique selon moi dans ce film (peu importe que les techniciens aient peut-être, de leur côté, estimé que c’était une réussite technique…). Je m’explique : Scorsese a fait un très mauvais choix en choisissant trois acteurs âgés (Al, De Niro et Pesci, le tournage a eu lieu l’année de leurs 77, 74 et 74 ans) pour incarner des personnages bien plus jeunes, et en comptant sur la technique du De-Aging (certainement ruineuse, en plus) pour les faire paraître plus jeunes dans un premier temps AU LIEU DE savoir renoncer à ce trio de grands acteurs et choisir trois comédiens ayant l’âge adéquat pour la première partie du film, puis en les vieillissant avec du maquillage (ça, c’est fait à Hollywood depuis un siècle sans effets spéciaux et sans frais pharaoniques ! À titre d’exemple, le vieillissement du visage de Bradley Cooper en Leonard Bernstein dans Maestro est extraordinairement bien fait). De ce mauvais choix pour le casting découlent deux problèmes majeurs.
Premier problème, les effets spéciaux pour prétendument rajeunir leurs visages m’ont immédiatement déplu, car ils ne sont vraiment pas une réussite, en particulier pour De Niro : lorsqu’il est censé être relativement jeune (son âge n’est jamais précisé, donc ça reste nébuleux pour le spectateur), on n’y croit pas un seul instant, on voit juste un visage cireux et sans âge, c’est embarrassant (et le voir père de très jeunes enfants correspond assez mal) (et il faut savoir que De Niro est présent dans 90 % des plans durant plus de trois heures, donc on a tout le temps ce problème de rajeunissement raté sur notre écran…). Circonstance aggravante : les lentilles qu’on lui a mises pour qu’il ait les yeux bleus lui donnent un regard vitreux d’alien, c’est gênant et désagréable en permanence, et ça lui donne de faux airs d’Alec Baldwin, ce qui est perturbant, puisque l’on est censé voir De Niro, pas Baldwin. Heureusement, l’immense acteur qu’il est arrive à jouer avec son regard comme d’habitude (c’est une facette de son génie), mais le spectateur doit passer outre ces fichues lentilles, et je suis persuadée qu’elles nuisent à notre appréciation de son jeu dans le regard. Je lirai par la suite un avis très pertinent sur Internet, selon quoi il n’était vraiment pas nécessaire de lui mettre des lentilles bleues pour incarner un homme ayant réellement existé et qui avait des yeux bleus, dans la mesure où cet homme n’était pas célèbre. Oui, cent fois oui. Ce perfectionnisme de mettre des yeux bleus à De Niro pour correspondre à la réalité de son personnage (inconnu du grand public) tel qu’il était dans la vraie vie il y a des décennies (ce n’est pas comme faire jouer le biopic de Sinatra par un acteur ayant de grands yeux noirs) est une autre décision incongrue et contre-productive de Scorsese.
Quant au rajeunissement numérique d’Al, c’est n’importe quoi : son visage paraît certes moins cireux que celui de De Niro (c’est donc un peu moins désagréable et ridicule à voir), mais ce prétendu rajeunissement ne correspond à aucun âge en particulier, on perçoit très bien qu’il s’agit d’un vieux monsieur dans la vie, et l’on ne peut deviner quel âge est censé avoir son personnage tellement ce n’est pas réussi… Ah je découvre qu’Al lui-même a dit qu’il est censé avoir 39 ans au début. 39 ans ?? Je m’étrangle ! Il ne les fait absolument pas, il paraît avoir largement plus de 60 ans. Jetez un œil sur les photos où Al avait réellement 39 ans (photos de tournage de Justice pour tous…). En outre, si, en fin de film, Al est censé avoir 62 ans (comme Jimmy Hoffa si l’on regarde sa fiche Wikipédia), on peut dire qu’il fait bien plus que 62 ans et, surtout, la différence sur son visage entre ses prétendus 39 ans (début de film) et ses prétendus 62 ans (fin de film) ne saute pas aux yeux. Décidément, ce procédé de De-Aging, qui a fait le buzz lors de la sortie du film, n’a aucun intérêt et que des désavantages. Et, pour ne rien arranger, la coiffure qui a été faite à Al pour qu’il ressemble au vrai Jimmy Hoffa est spécialement laide, trop épaisse et compacte, comme une galette posée sur le crâne et n’en bougeant pas d’un millimètre, c’est raté.
Le second point faible du film est que, du début à la fin, nonobstant ce prétendu De-Aging, les trois acteurs principaux sont de vieux messieurs (pour rappel : 77, 74 et 74 ans…), avec une aisance très relative pour se mouvoir, ça saute aux yeux, et je dois dire que l’âge des trois comédiens principaux, aussi géniaux soient-ils, enlève de l’intérêt au film, surtout qu’il dure plus de trois heures. Je le répète : c’est une énorme erreur de ne pas avoir tout simplement choisi trois acteurs qui avaient l’âge adéquat (ça ne manque pas dans le cinéma américain). Faire appel à deux superstars bien trop âgées (au point qu’il a fallu rajeunir leurs visages et que c’est raté), ça a été faire preuve d’entêtement et d’aveuglement. Je ne m’explique cela que par la volonté de Scorsese de tourner une (peut-être) ultime fois avec son acteur fétiche, De Niro, de filmer ENFIN Al, et de créer un événement de portée mondiale en les réunissant.
Ah, je découvre que bien des internautes ont eux aussi trouvé éminemment visible et ridicule le fait que les corps des acteurs sont trop manifestement les corps d’hommes âgés, d’où un décalage avec ce que l’on prétend nous faire gober et, par exemple, le ridicule de certaines scènes de bagarre, où l’âge du personnage de De Niro n’est pas crédible et où Al est clairement doublé.
En outre, à mi-chemin entre point fort et point faible, une impression très troublante et dérangeante est que l’on a l’impression (surtout dans la première heure, car la deuxième heure patine un peu, avec des longueurs, et des enjeux globalement moins intéressants, un peu répétitifs et parfois pas complètement clairs) de voir la suite du chef-d’œuvre qu’est Les Affranchis : c’est, a priori, un point positif, mais le revers de la médaille est que, malheureusement, ça sonne très « Les Affranchis ont vieilli » ou « Les Affranchis, le retour », donc il y a en permanence un côté crépusculaire et un peu triste, car il n’y a pas la jeunesse qui irrigue Les Affranchis. Du reste, Scorsese ne s’en cache pas, puisque le narrateur du film nous parle (en regardant la caméra) de sa chaise roulante dans la maison de retraite où il vit, et ce, dès la séquence d’introduction ! Ça frôle l’humour noir.
Le film est tout de même très plaisant grâce aux points forts cités plus haut (Scorsese est un maître du cinéma moderne) et parce que De Niro est assez passionnant dans ce rôle d’homme introverti, pas loquace du tout, d’une fidélité inoxydable envers ses deux mentors, et devant se blinder coûte que coûte pour vivre sans penser à ses innombrables assassinats. Al est très intéressant aussi dans ce film, car jouant parfaitement le leader grande gueule et dominateur, mais on l’on déjà vu jouer dans ce registre plus d’une fois, et, surtout, j’ai trouvé que, tout en étant toujours foncièrement original dans son phrasé, ses gestes, ses déplacements, il recyclait plein de mimiques et d’idées vues dans certains de ses précédents films… Comme quoi, à 77 ans, difficile de se réinventer. Je dois d’ailleurs dire que, comme pour Heat, il eût été bien plus créatif pour les deux acteurs (et plus intéressant pour le public) d’échanger leurs rôles, De Niro jouant la grande gueule et Al jouant le second couteau taiseux…
Joe Pesci joue merveilleusement bien le truand vieillissant, sans scrupules mais toujours posé et calme, et, quand on a adoré Pesci et De Niro dans Les Affranchis, comme c’est mon cas, il est extrêmement agréable et stimulant de les voir, presque trente ans plus tard, dans deux rôles si différents.
Dans deux petits rôles, j’ai énormément aimé l’avocat de la pègre (personnage dont le potentiel involontairement comique affleure en permanence), joué de façon très créative par Ray Romano (j’aurais aimé qu’il ait bien plus de scènes !), et Harvey Keitel, littéralement magnétique et inquiétant dans un rôle pourtant très restreint (rarement présent à l’écran, toujours assis et quasi silencieux, quel dommage que son rôle n’ait pas été développé !).
En conclusion, au vu de tout ce que j’ai cité, et en plus du fait que le rôle de De Niro est peut-être trop celui d’un homme banal, hermétique et taiseux pour que ça soit franchement passionnant sur plus de trois heures, je suis étonnée que tant de critiques aient crié au génie.
Mise en abyme : à 2 h 28 min, on voit Al assis sur une chaise de jardin face à un lac (dont il est très près, à un mètre de lui sur sa droite), difficile de ne pas y voir un clin d’œil à la scène finale du Parrain II, où Al, le visage vieilli par le maquillage, est assis dans un jardin face au lac Tahoe.
Point-info « Al parle français » : il dit « Baton Rouge » (le nom de la ville américaine).