2014 Manglehorn

Une fois de plus, j’ai commencé ce film en ne sachant rien de rien à son sujet, ce qui est très agréable, je dois dire, pour le pire ou le meilleur.

Mon premier sentiment a été extrêmement bon : générique ultra-élégant (belle police de caractères, en petit et en blanc sur fond noir) ; image d’une netteté, d’une acuité incroyable (typiquement « film indé américain », certes, mais en version très, très bien), dans des tons froids et durs, mais avec aussi beaucoup de pointes de couleurs chaudes. La réussite de ce film sur le plan de la photographie et de l’étalonnage est complète, et je trouve dingue de découvrir sur Internet que le chef opérateur n’a été nommé à rien du tout pour ce film-ci et ne travaille pas avec de grands noms de la réalisation, quelle injustice... J’ai, par exemple, été éblouie et captivée par une courte scène (de dix secondes, à 48 min 50 s) très surprenante où Al est filmé par l’arrière alors qu’il est allongé sur un divan chez lui, en train de fumer dans une semi-pénombre, dans un magnifique camaïeu de terre de Sienne et de bruns.

Al est complètement dans un contre-emploi (serrurier !) et, dès les premières secondes, on le voit changer une ampoule (qui grille immédiatement) ! C’est le choc ! Un mythe vivant qui change une ampoule, c’est possible, ça ? Et le reste du film est à l’avenant, car il joue un homme bougon et presque misanthrope (c’est peut-être le rôle le moins valorisant de toute sa carrière), et dans une transformation physique particulièrement inédite : émacié, me semble-t-il, hormis le ventre, qu’il ne cherche pas à dissimuler, cheveux longs plaqués en arrière, avec des pattes et un petit anneau à une oreille, du type vieux rocker, c’est vraiment un look très réussi parce qu’il contribue pleinement à créer d’emblée un personnage avec un passé et de l’originalité.

On perçoit tout de suite un tempo agréable, avec des scènes insolites, des idées poétiques et/ou tendres, un ton à la fois mélancolique et gentiment ironique, et une réalisation originale (et ce sera le cas tout au long du film : on constate qu’il y a eu beaucoup de travail et de créativité pour l’image, ça frôle parfois le cinéma expérimental, et je serai assez consternée, après visionnage, de découvrir que ce réalisateur si doué doit se cantonner depuis des années à tourner des films d’horreur…).

Le cœur de l’histoire est exposé très clairement et très rapidement : la solitude du héros, sa probable dépression depuis une rupture amoureuse dont il ne guérit pas et qu’il ressasse perpétuellement, et l’importance des liens humains et de la gentillesse. Néanmoins, au bout d’une demi-heure à ce régime-là, j’ai commencé à trouver tout cela très répétitif : Al passe beaucoup trop de temps à parler à son chat et à promener son spleen, ça finit par manquer d’intérêt. De là, très intelligemment, le récit nous emmène vers autre chose : cet homme est aussi et surtout un homme qui a développé une obsession et une idéalisation quasi délirante de la femme qu’il a fait l’erreur de quitter, et qui, à cause de cela et d’un caractère assez impatient et abrasif, est devenu rustre et désagréable, en dépit de sa douceur. Bref, c’est un personnage très bien écrit, et le talent d’Al apporte beaucoup, bien sûr.

Étape suivante : le film (qui, décidément, est un petit bijou de délicatesse) nous fait comprendre à quel point écrire inlassablement à cette femme depuis des années (et en pure perte) l’empêche de parler sincèrement aux autres, de s’ouvrir et de s’intéresser à eux (et particulièrement à une nouvelle histoire d’amour qui lui tend les bras). À cet égard, la métaphore de son métier est très jolie aussi : on le voit, dans plusieurs scènes, rendre un immense service à ses divers clients en allant ouvrir des portes verrouillées, alors que lui-même est verrouillé dans ses émotions et sa relation aux autres. Le film n’est d’ailleurs pas avare en symboles, puisque la présence d’un mime de rue (on n’en voit plus du tout à l’écran depuis des lustres ! donc ça fait bizarre d’en voir un) montre joliment que, sans mots, on peut parfois davantage communiquer.

Al est une fois de plus magistral (à pourtant 73 ans au moment du tournage) : s’il n’est pas toujours passionnant de le voir traîner chez lui ou déambuler dehors, surtout que son personnage est assez taiseux et déprimé et que la caméra ne cache rien de ses 73 ans (davantage même, selon ma théorie dite plusieurs fois dans ce Marathon, à savoir que, passé ses quarante ans, Al a toujours fait cinq-six ans de plus que son âge), le film est émaillé de moments où, comme toujours, sa diction, ses expressions du visage et son langage corporel sont inventifs et passionnants (j’ai regardé de nombreuses fois plusieurs de ces moments, luxe que l’on ne peut pas se permettre dans une salle de cinéma).

J’ai réalisé après coup que je n’avais pas fait le lien un seul instant entre ce rôle-ci et ses nombreux rôles (dans ces années-là) qui mettent trop l’accent sur les thèmes de la fatigue et du vieillissement (je m’en plains ici et là dans ce Marathon). En effet, bien que ces deux thèmes soient pourtant totalement inhérents à ce rôle-ci, le fond est plus intéressant que dans d’autres films de cette période de sa carrière : son obsession quotidiennement entretenue pour son amour perdu, sa misanthropie, ce métier si inattendu de serrurier-dépanneur, son attachement à son métier…

Harmony Korine (ex-golden boy du cinéma indé américain, en grosse perte de vitesse depuis un bail) a un rôle très original et l’interprète très bien : souteneur de bas étage, tchatcheur compulsif et en boucle (on peut imaginer que c’est lié à certaines substances), plein d’affection pour le personnage d’Al, mais rustre, ultra-maladroit et collant avec lui. Son personnage est à la fois inquiétant, difficile à comprendre, touchant et hyper agaçant, donc c’est une réussite, aussi bien dans l’écriture que dans l’interprétation.

Chris Messina, l’acteur qui joue le fils du héros (et qui a une relation difficile, à la fois conflictuelle et quasi inexistante, avec son père) (en cela, ce film fait beaucoup penser à Danny Collins, sorti un an plus tard), s’en sort très bien, alors qu’il doit être écrasant de jouer face à Al quand on est un acteur brun, de type potentiellement italien (ce que ne contredit pas son nom de famille, qui est le nom d’une ville italienne !) et avec le haut du corps assez développé, bref, quand on ressemble à Al, mais que l’on sera toujours loin en deçà de son génie et de sa place dans l’histoire du cinéma…

Holly Hunter (inoubliable interprète de La Leçon de piano) joue avec beaucoup d’esprit et de tact une femme charmante, timide et gauche, mais pleine de bonne volonté, manifestement attirée par Al et … ridée (la comédienne n’avait que cinquante-cinq ans au moment du tournage, mais le fait est qu’elle était nettement ridée : MERCI au réalisateur d’avoir créé ce personnage-là, d’avoir choisi cette actrice-là, et merci à Holly Hunter de s’être laissée vieillir naturellement, ça fait un bien fou de voir une actrice américaine exactement comme le sont les femmes de son âge en vrai…). La piste de leur possible histoire d’amour est une très jolie idée scénaristique (bien que ce soit un thème ultra-rabattu depuis que le cinéma existe), on trépigne d’envie que cela marche entre eux.

Tout cela cumulé fait que c’est un film vraiment charmant, délicat, voire poétique par moments, plein d’humanité mais aussi de complexité (rien n’y est simpliste), et très, très réussi sur le plan de la réalisation et de la photographie. Même le titre est bien choisi (il est énigmatique, et c’est en fait le nom de famille du héros). Je suppose donc que, si le film n’a pas fait grand bruit, ni à l’époque ni depuis lors, malgré toutes ses qualités, c’est que, fondamentalement, un film sur un vieux monsieur qui ne va pas bien n’est pas un sujet assez vendeur (le film Umberto D. en est un contre-exemple, mais Vittorio de Sica était un très, très grand réalisateur).

À propos de la délicatesse omniprésente dans ce film, il est assez amusant que, dès le début du générique de fin, sur une musique elle aussi délicate, le deuxième prénom que l’on peut lire est celui d’un Atilla ! (le premier assistant à la réalisation).

Mise en abyme : il y en a deux, de taille fort différente. L’une est énorme : vers la fin, Al dit « Say hello » (une ellipse pour dire « Je passerai peut-être demain pour dire bonjour »), donc on pense inévitablement à « Say hello to my little friend » (Scarface), puis il sort en disant au vigile « OK, Carl, the world is yours » (autre phrase célébrissime de Scarface). Le pourquoi de cet énorme clin d’œil, je ne le connais pas. Pur amusement sur le tournage ? Pure private joke pour les fans ? C’est intrigant mais touchant…

L’autre mise en abyme est, tout au contraire, imperceptible, peut-être, pour quiconque n’est pas rendu comme moi à son 51e film avec Al en onze mois et demi : à 1 h 29 min 35 s, Al, de profil, essayant d’ouvrir une portière de voiture, hoche la tête en souriant ; c’est le décalque total d’un bref instant dans Bobby Deerfield. Émotion garantie pour les fans (comme moi) de ce film méconnu.

Addendum - Les quelques lignes qu’Al consacre à ce film dans son autobiographie apportent un éclairage nouveau et pas très gai : en effet, Al nous apprend que le réalisateur a retiré beaucoup de choses qui avaient été prévues pour ce film, surtout la fin, et qu’il n’a jamais répondu à la centaine (sic) de mails envoyés par Al à ce sujet…. Je ne sais pas ce qui manque à ce film par rapport au projet initial qui avait plu à Al, mais, tel quel, le film a pourtant du charme.

Point-info « Al parle français » : il dit « tableau » (mot appartenant au vocabulaire anglais, mais c’est bien évidemment un mot français). En outre, on peut apercevoir le prénom de son personnage sur une enveloppe : son premier prénom est Angelo, mais son deuxième prénom est éminemment français, Jacques.