2013 Salomé
Comme je l’ai dit dans ma chronique de Wilde Salomé (et je le redis ici intégralement avant de parler de Salomé), Wilde Salomé (2011) et Salomé (2013) sont très difficiles d’accès : totalement absents des sites de VOD (hélas, alors que ça simplifierait tellement les choses) et du réseau des médiathèques de Paris ; un seul exemplaire du DVD regroupant les deux œuvres est présent sur Amazon France (exemplaire d’occasion à 129 euros, bonjour la spéculation) ; et le DVD est trouvable à un équivalent de 53 euros sur Amazon UK et un équivalent de 133 euros sur Amazon US. C’est cher.
En m’attelant à Wilde Salomé et Salomé, j’ai donc l’impression, en voyant cette accessibilité si compliquée, de revenir un an en arrière, lorsque j’avais pu constater, avec Looking for Richard, à quel point Al en tant que réalisateur avait du mal avec la mise en avant et la pérennité de ses films, et je doute que ce soit uniquement une question de budget, je suppose qu’il n’assume pas de se déclarer réalisateur aux yeux du monde et/ou de montrer ce qu’il fait (peut-être par modestie et par complexe par rapport aux grands réalisateurs), alors que, pourtant, réaliser l’épanouit tellement, il l’a souvent dit.
Circonstance aggravante, la fiche Wikipédia d’Al n’est absolument pas à jour pour ces deux films (ni en anglais ni en français), et ce n’est pas normal, l’agent d’Al ne fait rien pour que ce soit explicite et compréhensible. À ce niveau de célébrité, je trouve ça très surprenant et très regrettable…
Il faut donc chercher de façon très méticuleuse et appliquée sur Internet pour comprendre la différence entre Wilde Salomé et Salomé. D’après ce que je finis par trouver, Al semble avoir prudemment divisé en deux, cette fois-ci, le binôme « pièce de théâtre/documentaire sur cette pièce » (Wilde Salomé pour le documentaire en 2011, et Salomé pour la pièce en elle-même, in extenso, en 2013, alors que, dans Looking for Richard, tout était mélangé). (Je verrai par la suite que non, Wilde Salomé reproduit le même procédé : des extraits de la pièce sont dans le documentaire.)
Suite aux éléments que j’ai pu glaner sur Internet (en particulier grâce au travail fait par la journaliste Chloe Walker pour un article sur le site filminquiry.com), je commence mon explication sur ce que sont Wilde Salomé et Salomé et ce qui les différencie. Accrochez-vous, ce n’est pas très simple.
C’est dès 2006 (donc cinq ans avant la sortie de Wilde Salomé, et Jessica Chastain est devenue célèbre entre-temps) qu’Al a filmé la pièce Salomé — dans laquelle il jouait Hérode, mais qu’il ne mettait pas en scène —, et ce, durant deux semaines, en journée, avant la représentation le soir, à Los Angeles. Il est aussi dit qu’Al a eu le coup de foudre pour cette pièce en la voyant mise en scène au ralenti par Steven Berkoff (je vois que cette mise en scène a été créée en 1988), puis qu’il l’a jouée pour la première fois en 1992, à New York, au théâtre Circle in the Square.
Daté de 2011, Wilde Salomé est un documentaire à propos de la création de la pièce Salomé en 2006 (avec un mélange d’extraits de la pièce et de scènes montrant le travail de l’équipe, donc même structure que pour Looking for Richard, structure que j’avais trouvée brouillonne et partant dans tous les sens car constituée de trop de couches et de trop de plans ultra-courts). Al lui-même a dit que ce documentaire entremêlait la vie d’Oscar Wilde, la vie de la pièce, et la vie d’Al essayant de faire la pièce, et que c’était un peu beaucoup !
En septembre 2011, Wilde Salomé a été présenté au Festival de Venise, où il a remporté le Queer Lion, un prix qui existe depuis 2007 et qui est attribué à des films avec des thèmes LGBT (je vois qu’en 2009, c’est le beau A Single Man, de Tom Ford, qui l’a emporté, et le délicat Philomena, de Stephen Frears, en 2013).
Le 21 mars 2012 a eu lieu la première américaine, à San Francisco (pour marquer le 130e anniversaire de la visite d’Oscar Wilde à San Francisco, c’est une belle idée).
En 2013, Salomé, la pièce de théâtre que l’on voit seulement par extraits dans Wilde Salomé, est censée être sortie aux États-Unis en août, puis au Royaume Uni ainsi qu’en Irlande l’année suivante, en septembre 2014 (mais, à la fin de la bande-annonce visible sur IMBD, on peut lire « In cinemas for one night only Sunday 21 September », donc ce n’est pas ce que j’appelle une sortie de film, c’est une projection exceptionnelle).
Enfin, troisième étape (tout le monde suit ?), un double DVD regroupant les deux films est sorti en 2014 (avec, apparemment, vingt minutes identiques dans chaque œuvre), et les deux films ont parfois été projetés par la suite, ici et là, dans le cadre de festivals. (Dans son autobiographie, Al semble dire, à la page 316, que le film est sorti et qu’il a « peut-être été un peu noyé dans la mêlée », c’est un euphémisme : je ne vois pas de trace de sortie, donc peut-être joue-t-il sur les mots ou est-il dans le déni.)
Bien. Je trouve ça très confus. Je comprends que les personnes impliquées dans la production, et Al au premier rang, aient réalisé a posteriori que la pièce Salomé était trop noyée et entrecoupée dans le documentaire Wilde Salomé, et qu’elle méritait d’être diffusée dans son intégralité. Mais ça fait désordonné et non-professionnel de s’en rendre compte après coup et de sortir deux variantes à un an d’écart, a fortiori dans un total brouillard en ce qui concerne la communication et la distribution sur le plan mondial, comme expliqué plus haut.
Par ailleurs, je me demande pourquoi Al, après avoir passé du temps sur une œuvre qui le passionne (l’adaptation de la pièce d’Oscar Wilde) et dont la réalisation a demandé un financement, la sort en catimini sur grand écran (donc sans presque aucun retour sur investissement, et les producteurs n’ont pas dû récupérer leur mise), et pourquoi cette œuvre n’est pas accessible en VOD dans le monde entier, ce qui faciliterait les choses pour tout le monde, nous serions certainement nombreux à être prêts à mettre trois euros pour voir Salomé et trois euros pour voir Wilde Salomé.
Je ne m’y connais pas, peut-être que la non-distribution en salle est due à un simple manque de moyens, mais je soupçonne fortement qu’Al manque de confiance en lui en tant que réalisateur, car la sortie de Wilde Salomé et Salomé ressemble à un suicide commercial. Cela donne une image assez désastreuse, celle de producteurs qui ont accepté de financer un projet à perte et de distributeurs qui n’ont pas voulu se risquer à perdre de l’argent. Pour l’image d’un artiste, rien ne vaut une vraie sortie dans peu de salles, avec probablement peu d’entrées, mais personne ne cherchera à se renseigner sur le nombre exact d’entrées.
Après ce long préambule explicatif vient enfin le moment où je vais me faire ma propre idée. Salomé étant donc inaccessible par VOD, mon ami Felix m’a trouvé le film en accès libre sur le site Internet Archive (il semble que je sois la 18 013e personne à le visionner, ce qui prouve qu’il y aurait eu un vrai besoin de VOD).
Bonne surprise : c’est tout à fait correct, et Al réalisateur fait preuve ici d’un bon savoir-faire, alternant de façon harmonieuse les plans rapprochés et les plans d’ensemble, dans une ambiance à la fois historique (l’histoire se passe au Ier siècle de notre ère) et poétique. Après une introduction pédagogique (pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de Salomé dans le Nouveau Testament, et je trouve que c’est une idée utile) et un début calamiteux (une scène de repas mondain) qui me rappelle les défauts de Looking for Richard (trop gros plans, ralentis ringards, images floues, photographie laide, plans courts enchaînés sans logique, un vrai bazar), le reste du film (1 heure 20 en tout) est tout à fait homogène : il s’agit de la pièce d’Oscar Wilde jouée sur un plateau, avec une belle photographie froide et bleutée, à l’exception de teintes très chaudes lors de la danse fatale de Salomé (le directeur de la photographie, Benoît Delhomme, a fait deux autres films avec Al, aussi différents l’un de l’autre que c’est possible, Le Marchand de Venise et Un flic pour cible), dans des habits modernes, avec même des lunettes de soleil sur la tête d’Al (je ne trouve pas ça gênant, et il est amusant que, au contraire, pour les personnages de Salomé et sa mère, leurs tenues s’apparentent à celles que l’on voit dans le film Salomé avec Rita Hayworth et dans tous les péplums des années 50, donc des tenues féminines dans le style du 1er siècle après J.-C.).
Tous les petits rôles sont impeccables, mention particulière à la femme d’Hérode : Roxanne Hart joue très bien, et le fait qu’elle n’ait que douze ans d’écart avec Al rend leur couple très crédible (je découvre que, dans sa filmographie assez maigre, elle a eu un rôle de premier plan dans Highlander, un grand succès commercial d’il y a trente-huit ans).
Le principal point fort du film est Jessica Chastain : cinégénie hallucinante (peau rebondie de bébé et laiteuse à un point irréel, chevelure de fée, lèvres hyper charnues, parfois filmée dans un halo lumineux, voix ultra-mélodieuse, un croisement entre une peinture de Botticelli et une pin-up des années 1950), diction et jeu tout le temps captivants (bien que son rôle consiste souvent à être silencieuse et à attendre qu’Hérode ait fini de parler), allant d’une douceur enfantine et lumineuse à une hargne spectaculaire quand elle vocifère. (Avec la surprise qu’on la voie très bien seins nus lors de la fameuse danse, c’est inhabituel dans le cinéma américain.)
De même, Al est passionnant lui aussi, même s’il fait du Al : son phrasé, son accent qui ne cadre pas du tout avec un habitant de la Judée à l’époque du Christ, ses mimiques, sa présence, son autorité naturelle, tout cela fait certes penser à plein d’autres de ses rôles (y compris en remontant jusqu’à Scarface, car il passe presque toute la durée de la pièce assis sur un grand fauteuil/trône qui fait penser au fauteuil de Tony Montana dans son bureau), mais néanmoins il surprend, il épate, en particulier dans le long monologue où il joue avec une intensité de jeune premier le tout pour le tout pour convaincre Salomé de ne pas lui demander la décapitation de Jean Baptiste (à ceci près que sa diction parfois très traînante pour déclamer son texte pourra agacer ceux qui ne sont pas fans).
Seuls défauts, le cadrage a l’air parfois raté (car le haut des têtes est coupé), et la mise au point n’est pas nette dans d’assez nombreux plans (en particulier sur Al, mais on ne peut pas le soupçonner de vouloir faire façon Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, avec son personnage d’actrice âgée ne voulant pas que son vieillissement soit filmé de façon trop nette). Je ne sais pas si c’est une stylisation voulue par Al ou si c’est lié au fait que le tournage a été fait très rapidement en quelques jours, mais c’est désagréable.
Donc, dans l’ensemble, un « film » (plutôt une pièce de théâtre filmée) tout à fait honorable, qui permet de découvrir très agréablement la pièce (comme c’était mon cas), et qui devrait être cent fois plus accessible.