2011 Un flic pour cible (The Son of No One)
Le titre français du film et la jaquette simpliste du DVD étaient de mauvais augure. En revanche, j’avais un bon a priori pour Channing Tatum, malgré un physique qui le dessert notoirement pour les rôles dits sérieux (corps body-buildé, regard atone), car il m’avait épatée dans Magic Mike (2012), où, en dépit d’un rôle casse-gueule de strip-teaseur, il jouait tout en douceur, subtilité et sobriété, à des années-lumière de son image bas du front liée à son physique. Et sa courte séquence dans Ave, César, des frères Coen, m’avait aussi beaucoup plu, on l’y voyait en danseur et gymnaste comme certains acteurs dans les comédies musicales d’autrefois : aisance, souplesse, décontraction, rien de forcé.
L’introduction est d’emblée un parti pris surprenant : cinq minutes de scène familiale banale, sans générique. Cinq minutes, c’est long, alors que l’on attend toujours d’une introduction qu’elle nous intrigue un tant soit peu et impulse de l’énergie. On devinera plus tard que le réalisateur a probablement fait ce choix pour montrer tout de suite l’univers familial rassurant et heureux du héros, qui a eu une enfance miséreuse et chaotique.
Hélas, ce timing atypique est suivi de dix minutes de récit très peu compréhensible et qui fait immédiatement deviner que le réalisateur n’est pas l’Orson Welles de notre temps : il veut clairement un récit ambitieux, avec des allers-retours passé-présent, et de la violence. Pourquoi pas, mais, avec le calme du héros au milieu de tout ça, ce n’est malheureusement pas très réussi.
Passé ce premier quart d’heure, l’intrigue commence enfin vraiment, mais, hélas, il s’agit d’un suspense qui a déjà été vu ailleurs, dans d’autres films (il y a en particulier un gros air de famille avec 88 minutes, c’est-à-dire un autre film avec Al, sorti quatre ans plus tôt, donc, rien que pour ça, c’est difficile de s’enthousiasmer).
En outre, très rapidement après ce premier quart d’heure, j’ai abandonné tout espoir que ce film soit réussi : la narration est juste un total échec car confuse, très confuse, et avec des scènes lentes et banales...
Primo, on fait des aller-retours bien trop nombreux entre le passé (quand le héros était adolescent, dans un immeuble très insalubre et un environnement plus que glauque) et son présent de père de famille et policier. Ce personnage d’ado est tellement présent à l’écran (jeune garçon toujours très tendu et vibrant de stress, tout en tics du visage, c’est répétitif et éprouvant à voir) que j’ai fini par me demander si je me trompais, si ce n’était pas un personnage dans le présent du récit également.
Secundo, les scènes du passé et les scènes du présent respectent certes une chronologie (sur quelques heures ou jours, ce n’est pas clair !), mais avec des bouts de scène additionnés les uns aux autres, donc c’est une deuxième strate du saucissonnage du récit.
Tertio, apparaissent en filigrane quelques allusions au fait que le père du héros (absent de l’écran et de l’histoire) aurait été policier dans ce commissariat lui aussi et était collègue avec le personnage d’Al, mais c’est à peine évoqué, de-ci de-là, et sans que l’on sache si ce détail est censé apporter quelque chose à l’intrigue ou à la personnalité du héros.
Quatrièmement, le fil principal de l’intrigue est fait de régulières lettres anonymes qui évoquent l’affaire de deux meurtres qui remontent à une dizaine d’années plus tôt, donc on a là un thème classique et commun à tant de films noirs ou de thrillers, mais, pourtant, le réalisateur-scénariste, Dito Montiel, n’a pas du tout réussi à agir efficacement pour nourrir ce suspense-là : on voit certes à plusieurs reprises des menaces de révélations griffonnées sur ce qui ressemble à des journaux, mais on ne comprend pas vraiment de quel support il s’agit, qui les reçoit, quelle est leur fréquence, en quoi la journaliste (interprétée par Juliette Binoche, sous-rôle absolu dans sa carrière) est concernée par ces documents, et comment elle les connaît. Ça frôle le sketch parodique tellement cet aspect-là (également) est mal fichu.
Cinquièmement, comme si ce n’était déjà pas assez alambiqué et tortueux comme ça, le montage essaie d’être original, ce qui fait que, par exemple, dans une scène se passant dans une cage d’escalier, on ne sait pas dans quel ordre sont les images que l’on voit.
C’est assez triste de voir qu’un réalisateur s’applique, mais qu’il n’est simplement pas assez talentueux et ne fait pas assez confiance à son histoire (pour certaines scènes qui pourraient dégager une belle émotion, on sent qu’il cherche à additionner des plans pour que ça ne reste pas statique, mais ça fait juste confus, voire incongru pour certains plans insolites).
Un bon exemple de son incapacité à mener à bien chaque élément de son histoire est le titre original : « Le fils de personne » (que les distributeurs français ont prudemment transformé en un titre classique et plus vendeur pour les amateurs de petits films policiers du samedi soir), c’est un titre très fort, on ne peut que s’attendre à ce que le récit en parle. Eh bien non, pas du tout, le thème du père absent sera effleuré, sans que l’on sache grand-chose et, surtout, sans que l’on sache en quoi le héros est « le fils de personne ».
Si l’on ajoute à tout cela le fait que le rôle du collègue avec qui le héros est en binôme est surjoué, dans le genre nerveux, sarcastique et cynique (on dirait une mauvaise imitation de De Niro, et je vois après coup que la filmographie de l’acteur concerné confirme ma très mauvaise impression) et que Channing Tatum est montré uniquement en homme taiseux, mal à l’aise, tout en muscles de mâchoire frémissants, recroquevillé sur son secret d’adolescence (qui est dit très rapidement dans le récit : il a involontairement tué deux hommes et ne l’a jamais avoué), il n’y pas grand-chose à sauver, si ce n’est, éventuellement, le charisme naturel de Ray Liotta en capitaine de police (et encore, c’est à double tranchant, car, le fait de le voir dans un film si mineur, alors qu’il a magistralement joué et ruisselé de beauté et de charisme dans l’un des plus beaux film du cinéma moderne, Les Affranchis, de Scorsese, ça serre le cœur). C’est franchement dommage pour Tatum, car la sobriété et la douceur dans son jeu laissent deviner quel très bon acteur il pourrait être avec de meilleurs rôles et de meilleurs réalisateurs. J’en suis persuadée, puisque Soderbergh l’a montré dans Magic Mike.
Bon, et Al dans tout ça ? On le voit assez peu à l’écran. Son apparition m’a fait sourire, car, fidèle à son habitude (une coupe de cheveux par film, ce qui permet de reconnaître la très grande majorité de ses rôles sur simple photo), il arbore une moustache à la Inspecteur Clouseau et des cheveux en fouillis poivre et sel.
Il joue, sobrement et très professionnellement, un inspecteur qui essaie, dans le calme et la finesse, d’arracher des aveux à l’adolescent. Plus loin dans le film, son rôle aura une dimension un peu plus sombre, moins paternaliste, mais ça n’ira pas très loin, juste une poignée de minutes. C’est vraiment un petit rôle, dans tous les sens du terme.
PS - Selon mon habitude, c’est après avoir écrit cette chronique que je regarde sur Internet ce qui a été dit sur ce film. En particulier, et sans surprise, les spectateurs sur AlloCiné sont éberlués par la faiblesse de la narration et de la réalisation, mais, surtout, je découvre avec une grande stupéfaction la carrière totalement hétéroclite du chef opérateur (un Français, Benoit Delhomme) : je n’ai absolument rien remarqué de particulier au sujet de l’image de ce film très mineur (et les scènes censées être glauques le sont outrancièrement, du type « squat pour junkies en banlieue de Varsovie en 1982 », c’est too much, surtout que ces scènes sont trop nombreuses), alors qu’il a fait l’image de films d’époque réputés (Sade et Adolphe, de Benoît Jacquot, Artemisia), a travaillé pour des cinéastes à l’esthétique recherchée (Minghella Corbijn, Schnabel), qu’il a fait l’image très réussie de Des hommes sans loi (avec Tom Hardy), du biopic sur Hawking (pour lequel Eddie Redmayne a remporté l’Oscar) et, surtout, la sublime image du Marchand de Venise (voir mon avis dithyrambique sur ce film dans ce Marathon !).