2007 88 minutes

Youpi, enfin un film à réhabiliter ou, du moins, à recommander, ça me fait plaisir, dans cette phase un peu morose du Marathon Pacino (j’arpente les méandres de sa troisième partie de carrière, celle du XXIe siècle). J’ai pourtant commencé ce film le cœur serré, car je me doutais que c’était un énième petit film jugé indigne d’Al par tant de monde, et, à chaque fois que j’en commence un, je suis triste à l’idée qu’il aurait pu faire tellement mieux, passé ses soixante ans, si les réalisateurs les plus renommés lui avaient offert des rôles….

Le film commence effectivement très mal durant le premier quart d’heure. D’abord, une longue séquence où le réalisateur veut créer le suspense lié au Mal arrivant dans un univers clos et rassurant dans sa banalité (la direction d’acteur est mauvaise : par exemple, on nous montre sur un journal que le décès de la princesse Diana a eu lieu quelques heures plus tôt — pourquoi ? pour situer l’époque de l’intrigue ? quel intérêt, puisque ça n’aura pas d’importance dans la suite du film ? —, mais les deux personnages féminins parlent de ce décès soudain et dramatique, qui a choqué le monde entier, de façon indifférente, comme si elles parlaient de la météo du lendemain ou de leur horoscope du jour, c’est très maladroit comme démarrage, et inélégant pour la mémoire de la défunte). Ensuite, une interminable scène où l’on place les spectateurs dans la position de voyeurs, puisque la torture et l’assassinat d’une jeune femme sont montrés de façon assez détaillée et complaisante, à la limite du bondage. Tertio, Al, que le scénariste veut nous montrer en séducteur fringant (il a soixante-cinq ans lors du tournage, mais, selon ma théorie, dite ici et là dans ce Marathon, il en fait cinq ou six de plus, et ses volumineux cheveux en bataille dans certaines scènes ne l’avantagent pas), se réveille, et nous découvrons avec lui une belle jeune femme, fesses nues sous son tablier, pour installer le petit-déjeuner (moins chic, tu meurs, rendez-nous Lauren Bacall !).

Ouf, le deuxième quart d’heure est déjà plus intéressant, l’intrigue se met en place, avec d’emblée un suspense fort et prometteur. Et ça décolle littéralement à partir de la 30e minute : non seulement le scénario est particulièrement haletant (et je comprends complètement qu’Al ait accepté ce rôle au vu d’un tel suspense, surtout qu’il a très nettement le premier rôle, il est dans toutes les scènes, alors qu’il a beaucoup partagé l’affiche dans ces années-là, il faut remonter à Simone et Influences, cinq ans en arrière, pour le retrouver dans un premier rôle masculin), mais, qui plus est, son jeu (tendu, concentré, aux aguets, dans la survie) évoque l’un des pics de sa carrière : Carlito Brigande dans la dernière partie de L’Impasse. C’est particulièrement flagrant dans les gros plans sur ses yeux — ultra-expressifs, sa marque de fabrique et sa grande force — lorsqu’il scrute les élèves présents dans l’amphithéâtre où il donne cours.

Ça l’est aussi, par la suite, dans le beau et poignant monologue à l’intérieur d’un taxi, qui me semble être un hommage à la scène dans le taxi dans L’Impasse, d’autant plus que la comédienne ici présente fait énormément penser, à ce moment-là, à Penelope Ann Miller dans L’Impasse : visage doux et très pâle, traits similaires, coiffure très proche, quoique rousse et non blonde. Qui a aimé ce grand film de De Palma peut réellement regarder 88 minutes sans craindre une totale déception, il retrouvera cet Al Pacino-là, juste vieilli de quatorze ans et sans le talent de De Palma.

Entendons-nous bien : je ne peux pas aller jusqu’à dire que c’est un petit bijou méconnu, ni un film amené à compter parmi les thrillers contemporains. C’est « juste » un thriller très bien fichu, très efficace (infiniment plus, par exemple, que Passion de De Palma cinq ans plus tard, que j’ai trouvé tellement ennuyeux et grotesque), qui n’a pas été un four complet (coût de trente millions de dollars, mais recettes de trente-deux millions, puis un tiers de plus grâce aux ventes de DVD), dans des teintes perpétuellement froides, ce que je trouve intéressant, et avec un méchant particulièrement réussi : l’acteur, Neal McDonough, a beau n’apparaître qu’assis, en tenue de prisonnier, filmé par la télévision, il dégage une folie et une dangerosité, en partie liées à son regard bleu phosphorescent tout à fait étonnant.

La galerie de personnages féminins qui gravitent autour du personnage principal (tour à tour potentielles suspectes) est intéressante, puisqu’elles sont quatre, ce qui est beaucoup, et tant pis si ces quatre rôles ne sont pas aussi bien traités qu’ils auraient pu l’être. Mention spéciale à la secrétaire, qui est montrée dix fois à son travail en devant se contenter de varier consciencieusement les activités : un coup, elle est debout et cherche un dossier ; un autre coup, elle est assise et note quelque chose sur un post-it, etc. Et mention spéciale aussi au personnage de la rectrice du campus, qui est joué uniquement sur le mode indifférent et pressé, alors que la beauté (hitchcockienne) plus que glaciale de Deborah Kara Unger aurait pu donner quelque chose de bien plus intéressant, surtout si l’on avait appris autrement que dans le making-of qu’elle a eu une liaison avec le héros autrefois, ce que l’on n’apprend absolument pas au cours du film !

Le film n’est cependant pas exempt de maladresses (sinon, il ne serait pas si peu connu, et ce qui ne plaide pas en sa faveur est le fait que le réalisateur a aussi fait La Loi et l’ordre — collaboration entre Al et De Niro unanimement critiquée — et que le scénariste est celui de deux Fast and Furious).

La maladresse la plus évidente est que, alors que les 88 minutes du titre du film correspondent à 88 réelles minutes de course contre-la-montre en temps réel (censément réel, du moins), ce que l’on voit à l’écran ne peut pas avoir lieu en 88 minutes, en particulier les nombreux déplacements en voiture des protagonistes, et les scènes de crime, très sophistiquées, donc forcément chronophages. On va dire que c’est une forme de licence poétique : pour le bien du suspense et suivant leur inspiration, le réalisateur et son scénariste se sont arrangés avec le réalisme de la chronologie. Ce n’est pas choquant, puisque ça rend effectivement l’intrigue ultra-dynamique et captivante, mais ce décalage frise parfois le ridicule.

Deuxième maladresse : si la musique du film avait été bien plus ambitieuse (je pense en particulier à de la musique classique contemporaine), avec un compositeur créatif — des quantités de musiciens de formation classique au chômage auraient pu se donner à fond pour le faire, quel dommage ! —, le film aurait eu une valeur ajoutée considérable. En lieu et place, c’est terrible à dire, mais, parallèlement à une bande-son typique des films à suspense, on doit endurer du pop-rock FM bas de gamme pour de nombreuses séquences de transition. Pourquoi avoir rogné sur le budget musique ? C’est tellement contre-productif. Ironiquement, il faut attendre l’ultime séquence pour avoir enfin (mais si tard !) une minute de très belle musique, ample et romanesque (peut-être un peu pompée sur celle de Pierrot le Fou).

Troisième maladresse : le pitch est qu’Al va être assassiné au bout de 88 minutes (d’où le titre), donc il suffirait qu’il reste enfermé dans un lieu sûr ou dans un commissariat pour y échapper, au lieu de cavaler dans la ville et d’aller au-devant des dangers. Mais, dans ce cas, le film n’existerait pas…

Fidèle à ma méthode depuis le début de ce Marathon Pacino, je découvre seulement après le visionnage et l’écriture de mon texte les avis des critiques professionnels (impitoyables, et bien trop sévères à mon avis, voire de mauvaise foi, car je doute que l’on puisse réellement estimer que c’est « ennuyeux et prévisible », car l’inverse me paraît flagrant — c’est assez original et, surtout, haletant du début à la fin, presque trop, puisque les rebondissements et les pistes s’enchaînent sans temps mort, on s’y perd un peu —, et, du reste, un film mineur peut très bien avoir beaucoup de suspense, tandis qu’un film magnifique peut ne pas en avoir du tout, l’un ne va pas forcément avec l’autre) et les avis des spectateurs sur AlloCiné (certains frôlent l’apoplexie tellement ils détestent, mais, en regardant les avis par catégorie, je découvre que certains — très minoritaires — pensent exactement comme moi, ça fait toujours plaisir de découvrir qu’il y a un peu de bon sens en ce bas monde).

Autre surprise, Al a été nommé aux Razzie Awards (nomination couplée avec son rôle dans La Loi et l’ordre, du même réalisateur). Je ne comprends pas. Il me paraît évident qu’Al ne peut pas jouer mal, c’est comme ça. Il joue toujours bien, et j’ai le sentiment que cette double nomination visait les deux films en eux-mêmes et la déception (un peu moqueuse, peut-être) de ne pas le voir jouer dans de meilleurs films (en quelque sorte, sa nomination est une sanction pour le choix de ses films plus qu’une sanction de son jeu en lui-même, je trouve ça biaisé et quasi malhonnête).

Je le redis : ce film, sans être une œuvre forte et marquante, conviendra aux amateurs de suspense (il y a sans arrêt des rebondissements, c’est rare à ce point-là, et c’est le gros point fort du film) et aux aficionados du jeu d’Al, vraiment à son aise ici. Presque trop ! Al est, certes, toujours la coolitude incarnée depuis un grand nombre d’années, mais, là, toujours maître de lui-même et même, à certains moments, apparemment paisible et détaché, alors qu’il est harcelé par un fou qui ne lui laisse que quelques minutes à vivre, on se dit qu’un vent de panique aurait quand même pu se glisser davantage dans son jeu. Je pense que c’est ce qu’il a voulu comme caractérisation de son personnage : un expert en psychiatrie criminelle, tellement habitué à être dans le self-control face aux meurtres atroces qu’il doit étudier qu’il le reste même quand il se retrouve soudain en très grand danger.

Mise en abyme : lorsqu’un policier apprend au héros que la belle jeune femme du début, avec qui il a passé la nuit précédente, est en fait une escort-girl, sa très brève réaction interloquée est vraiment amusante et bien jouée, on sent que ce psychiatre renommé est vexé de découvrir que ce n’est pas son seul charme qui a opéré pour qu’il finisse la nuit chez elle, et, à ce moment précis, on peut percevoir en sous-texte qu’Al, dans sa vie personnelle et à cet âge de 65 ans, serait tout aussi vexé dans une situation similaire (fierté d’ex-sex-symbol oblige !).