2003 Amours troubles (Gigli)
C’est avec une nette appréhension que j’ai commencé à regarder ce film, car, une fois que l’on commence à s’intéresser à la carrière d’Al, on apprend vite que ce film est considéré comme le bas du bas de sa filmographie, à égalité, grosso modo, avec Jack et Julie, et que le film est connu aux États-Unis (pas en France) pour être l’un des plus mauvais films dans l’histoire du cinéma.
Le statut d’Amours troubles dans le réseau des médiathèques de Paris est d’ailleurs très parlant : le DVD n’est présent qu’en un seul exemplaire, dans une toute petite bibliothèque (située à 200 mètres à vol d’oiseau de là où a commencé l’affaire Rose Keller, pour ceux qui connaissent la vie du marquis de Sade…), et en réserve (c’est-à-dire qu’il est si rarement emprunté depuis des années qu’il a été retiré des rayons accessibles au public, pour ne pas encombrer inutilement, disons…).
Mais comme Jack et Julie m’a franchement paru injustement descendu par la critique et le public, je gardais un peu d’espoir.
De fait, bien que ce soit un film que je ne pourrais recommander à personne et qui n’a pas du tout vocation à rester dans les mémoires, Amours troubles est à peu près supportable. Mais il n’en reste pas moins qu’il est handicapé par trois énormes défauts (c’est beaucoup, et c’est trop) :
– primo, son manque de rythme, qui en fait un film toujours assez plat, ennuyeux, poussif et lent (alors que, bon sang de bonsoir, cela tombait sous le sens qu’il fallait alterner les interminables scènes où les héros sont obligés de rester dans un appartement avec des rebondissements qui se seraient passés à l’extérieur…) ;
– secundo, le film est truffé de mots très crus et très explicites, car il repose en très grande partie sur l’alchimie entre les deux héros (joués par Ben Affleck et Jennifer Lopez), mais, comme elle est lesbienne, il doit donc passer ses journées avec elle sans rien espérer et en étant sur des charbons ardents ;
– tertio, le film est toujours entre deux eaux, car ce n’est jamais franchement un film à suspense (et c’est un euphémisme), jamais un film drôle (surtout quand ça veut se diriger vers le second degré), et jamais un film franchement romantique (même s’il en fait des tonnes sur l’attirance entre les deux héros et sur leur liaison impossible) : le film se cherche tout le temps et n’est brillant dans aucun de ces trois genres.
C’est du gâchis, car il aurait pu être pas mal du tout si le rôle de Ben Affleck avait été creusé (on aurait pu nous faire comprendre pourquoi il travaillait dans le milieu du racket alors qu’on ne le sent ni violent, ni cupide, on aurait aussi pu le voir essayer de s’en sortir de telle ou telle manière…). En guise d’explication à ce naufrage, un coup d’œil à la filmographie de Martin Brest montre tout de suite qu’il avait certainement peu d’envergure comme cinéaste (sa carrière s’est d’ailleurs arrêtée net après ce film, alors qu’il avait seulement la petite cinquantaine…). Même Christopher Waken n’arrive pas à nous faire croire à quoi que ce soit durant ses quelques minutes de présence. On peut sauver le rôle du jeune homme handicapé mental : le personnage est touchant, et l’acteur le joue très bien (mais certains spectateurs seront agacés à la longue, probablement).
Le film est néanmoins un peu sauvé du désastre par, surprise, Ben Affleck et Jennifer Lopez… qui sont pourtant réputés pour ne pas être très bons, et en particulier dans ce film-ci. J’ai été très agréablement surprise par Ben Affleck ; loin d’être inexpressif comme on le dit toujours à son sujet, il a, dans ce film, beaucoup de mimiques, beaucoup d’intonations variées, une voix très belle, et il s’en sort très bien pour jouer sobrement un bellâtre (manifestement italo-américain, ce qui n’est pas du tout exploité dans le scénario) à petit QI et lui donner de l’intériorité (il est, par exemple, bien plus intéressant que Brad Pitt jouant lui aussi un petit caïd idiot, pour les frères Coen, avec un total manque de naturel pour caractériser et renforcer son personnage, et pas drôle, avec ça). C’est bien simple, son physique, sa voix, son calme, sa gestuelle me faisaient régulièrement penser à un mix de John Travolta dans Pulp Fiction et Matt Dillon dans Rusty James. On a connu pire comme cocktail. Il m’a aussi beaucoup fait penser à Nicholas Cage s’il avait joué ce rôle, donc, j’insiste, le réalisateur est vraiment passé à côté de quelque chose.
Jennifer Lopez, elle, est bien moins intéressante, en partie parce qu’elle a hérité d’un personnage encore plus difficile à faire exister : une jolie femme vulgaire mais gentille, censée travailler dans le monde de la Mafia, mais rien ne le confirme (on est prié de le croire, c’est tout), donc c’est peu crédible, et le scénario fait qu’elle doit se contenter d’attendre une bonne partie du film (ce n’est pas passionnant pour le spectateur…). Néanmoins, son visage de princesse aztèque, son corps ultra-cinégénique (on voit une séance de Pilates à filer des complexes à toute la population féminine mondiale !), sa totale maîtrise pour ses monologues (pourtant très verbeux et trop écrits), et son aisance devant une caméra limitent l’absence totale d’intérêt chez le spectateur, et je pense qu’à l’âge d’or d’Hollywood, elle aurait pu avoir de très beaux premiers rôles dans des films noirs, des westerns… Je pense à des rôles de Jennifer Jones, Dorothy Lamour, Maureen O’Hara, Jean Simmons, etc. Bref, elle est née à la mauvaise époque.
Et Al dans tout ça ? Eh bien, il faut attendre une heure et vingt-quatre minutes pour le voir… et il n’apparaît que neuf minutes (de quasi monologue, que j’ai écouté et regardé trois fois, c’est du grand art. Une fois de plus, quel que soit le niveau du film, Al est en pleine maîtrise de ses dons et de son expérience). Dans un premier temps, j’ai cru qu’on le verrait uniquement en pilotage automatique, se contentant d’exploiter ses trois habituelles marques de fabrique (confiance en soi XXL + élocution unique en son genre et magnifique + hurlements, le Pacino blast), mais, bien que l’on puisse raisonnablement soupçonner qu’il avait juste besoin d’argent en acceptant de jouer dans ce film (mais il est dit qu’il l’a fait par amitié pour Martin Brest, grâce à qui il a obtenu son unique Oscar, et ils sont tous deux natifs du Bronx, ça crée sûrement des liens), il arrive à faire quelque chose de très intéressant, en l’occurrence créer un personnage de dingue en quelques minutes seulement, avec trois fois rien. Si le film avait tourné autour de ce personnage de mafieux psychopathe et égocentrique (sorte de cousin de Tony Montana !), le film aurait pu être un polar amusant au possible.
Mon message pour les fans hardcore qui, comme moi, veulent voir tout ce qu’Al a fait : oui, il faut voir ces neuf minutes, mais vous pouvez voir uniquement ces neuf minutes, et rien de ce qui est avant et après.
Mise en abyme : Al s’écriant « This is Little Italy ? » (quartier essentiel à la narration de la saga des Corleone dans Le Parrain II), c’est savoureux…