2000 Chinese Coffee
Excellente surprise !! Si ce site doit servir à quelque chose, ce sera en partie à inciter mes chers lecteurs à regarder au plus vite ce film sur YouTube.
Pourtant, j’avais initialement un très gros préjugé. En effet, ce film est rangé dans la catégorie de The Local Stigmatic et Looking for Richard (c’est-à-dire les trois projets personnels d’Al, faits en dehors des circuits classiques, et qu’il a réunis dans un coffret de trois DVD en 2007 seulement, The Local Stigmatic et Chinese Coffee ayant en commun, primo, d’avoir été joués par Al sur scène — c’est dire s’il les connaît bien — avant être adaptés à l’écran et, secundo, le handicap majeur de ne jamais avoir été distribués — en salle puis, jusqu’en 2007, sur DVD — et d’être donc inconnus). Je pensais donc que cette adaptation théâtrale serait du même tonneau que celle de The Local Stigmatic (c’est-à-dire un peu amateur visuellement), et que, en ce qui concerne la mise en scène, Al serait pour ce film un réalisateur aussi bordélique que pour Looking for Richard.
Puisque Chinese Coffee n’existe ni en VOD ni dans le réseau des médiathèques de Paris, je m’apprêtais à acheter le coffret (donc uniquement pour Chinese Coffee, car j’ai vu The Local Stigmatic sur YouTube, et que je ne souhaite pas du tout posséder et/ou revoir Looking for Richard), coffret en quasi-rupture de stock sur Amazon (et en sachant que le prix du coffret, très raisonnable sur Amazon France, est curieusement démesuré sur le site anglo-saxon d’Amazon). (Addendum juillet 2024 : ce coffret a désormais disparu d’Amazon !). Mais j’ai découvert qu’un internaute l’avait mis sur YouTube, merci beaucoup à lui. 71 733 vues en six ans, c’est plus d’un tiers que ceux qui ont regardé The Local Stigmatic sur YouTube, qui est pourtant au même régime que Chinese Coffee en matière d’invisibilité presque totale durant de nombreuses années. Cela ne fait donc que 71 733 êtres humains (si l’on excepte ceux qui ont acheté le coffret 3 DVD depuis 2007) qui ont vu ce très charmant film, quel dommage…
La première scène est déroutante et saisissante, car Al se fait rabaisser et humilier dans les grandes largeurs (par un directeur d’hôtel français caricaturalement odieux et affublé d’un accent outrancièrement français) ; cette humiliation est d’autant plus choquante que, filmé un peu dans la pénombre, Al ressemble beaucoup au Michael Corleone qu’il a été vingt-cinq ans plus tôt dans Le Parrain II. Avec un démarrage comme ça, j’ai complètement cru qu’Al allait interpréter un personnage fatigué et vieillissant comme dans deux de ses films de la même période, Insomnia et Influences (aspect qui m’a pas mal déplu, voir ma critique pour ces deux films).
En fait, ce n’est pas le cas : dans ce film, son personnage, Harry Levine (je trouve que ce nom sonne tout de suite bien pour un héros de film, et je suis étonnée de voir qu’il n’existe pourtant absolument pas en lien avec ce film sur Google, même en anglais — tapez « Tony Montana » sur Google et appréciez la différence ! — comme si ce héros de pièce de théâtre et de film n’existait pas…), Harry Levine, disais-je, est certes un loser, écrivain sans succès, sans argent, sans boulot, sans compagne alors qu’il est censé atteindre l’âge canonique de la cinquantaine (en fait, Al en avait dix de plus lors du tournage, ce qui accentue fortement cette histoire de vieillissement dans le récit pour nous, spectateurs) et possesseur d’un microscopique une-pièce dans un sous-sol, mais il a une grande vitalité, beaucoup de verve, de répartie, de courage, de charme, de détermination et de fierté pour s’en sortir, donc sans ce côté épuisé qui est trop omniprésent dans Insomnia et Influences. Je dirais même que le fait qu’Al joue un écrivain fauché vivant à New York relie le film davantage (et surtout) à Avec les compliments de l’auteur, tourné presque vingt ans plus tôt.
Chinese Coffee est un petit bijou : certes, pièce de théâtre oblige, il n’est constitué, en très grande partie, que d’un dialogue dans le salon-cuisine d’un petit appartement entre deux amis qui ne se supportent plus guère, l’échec de chacun d’eux se reflétant dans l’échec de l’autre, mais le texte est très drôle et bien écrit (et, contrairement à la vidéo YouTube de The Local Stigmatic, l’absence de sous-titres ne m’a pas du tout gênée, on a là un accent new-yorkais tout à fait compréhensible), et, surtout, le deuxième comédien est incroyablement drôle et touchant : Jerry Orbach. Quel dommage de découvrir qu’il a eu une carrière peu éclatante et qu’il soit si peu connu… Leur duo de copains/rivaux est exceptionnel, il m’est rarement venu une telle envie de retrouver un duo de personnages dans des films ultérieurs (hélas, ça n’a pas eu lieu, et cet acteur est mort quelques années plus tard). Leur compatibilité saute d’autant plus aux yeux qu’Orbach est assez proche physiquement (surtout de corps) de Frederic Kimball, qui est/joue le copain d’Al dans Looking for Richard, et qui y est fort agaçant et peu charismatique, alors qu’Orbach est un stradivarius dans son rôle d’ours mal léché plein d’amertume, de mauvaise foi et aussi d’humour.
Les nombreux flash-backs, où on les voit généralement avec leurs compagnes respectives, et où les deux acteurs font de leur mieux pour faire plus jeunes (en se coiffant différemment et en étant filmés avec plus de lumière ! Ce qui est à la fois ridicule — car on voit tellement bien que c’est un subterfuge évident — et touchant — car on sent qu’ils font de leur mieux avec les moyens du bord), sont une excellente idée pour sortir du tête-tête dans l’appartement, apporter de la fantaisie et affiner leur portrait psychologique (car, quelques années en arrière, on y voit le personnage d’Al assez dominé, d’où l’aigreur de son ami, par la suite, face à l’échec de sa propre vie, alors qu’il avait volontiers joué un rôle de mentor ou de grand frère aimant donner des conseils).
Qui dit flash-backs dit mise en scène… J’en viens donc à l’autre grande surprise : non seulement ce film inconnu est hyper plaisant et touchant, mais il est aussi une réussite d’Al Pacino… réalisateur ! Là où son premier film Looking for Richard cumulait les défauts (voir ma longue critique, très parlante…), Chinese Coffee est une grande réussite sur le plan du rythme (un point essentiel, selon moi, dans cet art qu’est le cinéma), et la réalisation et la photographie sont très bien aussi. Bref, bravo, Al…
Point-info « Al parle français » : il dit « chic » (dans « chic French restaurant »), « cachet » (dans « a coat without cachet ») et « la bohème ».
Mise en abyme : nouvelle mise en abyme pour la ville de Newark après Avec les compliments de l’auteur et Heat, et en plus du fait que c’est la ville natale de De Palma (réalisateur de Scarface et L’Impasse) ; je suis amusée de découvrir qu’Ira Lewis, qui a écrit la pièce Chinese Coffee (qu’Al a jouée deux fois) et a signé lui-même l’adaptation pour ce film, est né à Newark. En effet, Newark est la ville natale du personnage masculin de Bobby Deerfield, et ce nom est évoqué plusieurs fois, sur un mode comique, aussi bien par Al que par Marthe Keller dans le film éponyme.