1999 Révélations (The Insider)

J’ai commencé ce film avec un bon a priori : bien que, dans le cadre de ce Marathon, j’aie trouvé Heat complètement surévalué (et Public Enemies, au moment de sa sortie, m’avait laissée assez indifférente), je pensais que, avec la réputation de Michael Mann, je pouvais m’attendre à quelque chose de bien.

J’ai été très favorablement frappée par la première minute et demie : ce parti pris ultra-austère de ne mettre que quelques mots en blanc en bas d’un écran totalement noir (nom du réalisateur, des deux stars, du film, rien d’autre), puis enchaînement immédiat sur les mailles d’un tissu blanc complètement énigmatique, avec, en bande-son, des percussions très impressionnantes, c’est un magnifique, voire inoubliable, démarrage de film.

La suite immédiate m’a aussi bluffée : cette taille… ces cheveux… Oui, l’acteur totalement masqué est Al (et, dès qu’il se met à parler, le doute n’est plus permis !), et j’ai adoré cette idée d’introduction très originale : la méga-star du film totalement masquée.

Puis… rien ne va. Rien de rien. Durant tout le film, et dès la première séquence : Al en producteur de télé américain qui vient demander une interview à un chef du Hezbollah, en étant emmené, masqué, dans un lieu secret ? Je suis navrée, mais ça sonne entièrement faux, et la suite du film confirmera que cette séquence dénote complètement. Il aurait fallu un autre acteur pour que ça soit crédible. Ou bien placer cette scène bien plus loin dans le film, en tant que vraie scène, pas comme un coup d’éclat pour signer un début fracassant et pas banal. Dans la foulée, l’agressivité (à la limite du pétage de plomb) du présentateur-star face à un sbire du Hezbollah lui aussi très énervé, visiblement pour s’affirmer, et tout ça pour une histoire de siège à déplacer de quelques centimètres ? Ça sonne tout aussi faux, et c’est assez aberrant.

Et tout le film est comme ça :

– la réalisation : ça crève les yeux que Mann est en perpétuelle recherche de plans originaux, comme si c’était son premier film, qu’il avait vingt-cinq ans et voulait se faire remarquer coûte que coûte par le monde du cinéma ; cela crée un ensemble stylistiquement hétéroclite, manquant d’unité, chaotique et même régulièrement grotesque.

Un exemple entre cent : à 1 h 24, pourquoi filmer Russel Crowe en collant la caméra à la joue d’Al (record à battre, on voit ses cils par l’arrière !) ? Ça prête presque à rire tellement c’est dénué de sens. On a droit à des flous, à d’innombrables plans agités car caméra à l’épaule (comme un p’tit jeune qui veut faire moderne et pas le cinéma à-la-papa), et même à un superbe ralenti pur beurre pour la première apparition de Russel Crowe.

C’est bien simple, en voyant ce coq-à-l’âne permanent dans la mise en scène et le cadrage, j’ai souvent pensé à The Disaster Artist, de James Franco… Je ne sais pas si c’est que Mann bouillonne d’idées et d’appétit pour la diversité des plans possibles (au risque d’en faire trop, et c’est le cas), ou s’il est angoissé de faire un film académique, classique. Qu’il y ait parfois de brefs plans vraiment saisissants (Mann a en particulier une virtuosité pour renforcer de façon très atypique le déplacement de ses personnages sur quelques mètres) ne peut compenser, à mes yeux, les points faibles de tout l’ensemble.

– l’intrigue : il faut attendre quarante minutes (fortement nébuleuses) avant que l’on nous dise enfin noir sur blanc de quoi il s’agit réellement (et encore, ce n’est pas clair ! Le message a l’air d’être juste que, le tabac, c’est pas bon pour la santé des gens !!), et avec un manque de clarté sur le but de ce producteur de télé : faire un scoop pour son émission ? Alors que le film est très vite plutôt centré sur un éventuel procès contre une très grosse compagnie de tabac, ce qui rend le film perpétuellement à cheval entre le thème « film sur le journalisme d’investigation » et le thème « film à suspense sur un scandale concernant la santé publique », c’est confus, incohérent et illisible, donc très peu passionnant, et c’est assez gênant de voir que Mann met le paquet pour créer sans arrêt un suspense artificiel et parfois pompeux, qui ne rattrape aucunement le manque d’intérêt de l’intrigue. C’est franchement dur de s’y intéresser ou d’être touché !

De plus, outre le fait que l’on ne saisit pas toujours qui est qui et qui fait quoi parmi les personnages qui travaillent avec ce producteur de télé, il faut aussi supporter les innombrables dialogues à la fois creux, surécrits et pas naturels pour un sou. Ce n’est qu’au bout d’une heure et demie, quand l’intrigue arrête de faire du surplace sur les perpétuelles hésitations du personnage de Crowe et sur sa vie de famille (on nous montre beaucoup trop ses petites filles et son attachement à elles, à quoi ça sert de montrer cela autant de fois et de se retrouver avec un film de deux heures trente au bout du compte ?), que ça devient un peu plus net et prenant : le héros se libère (un peu) de sa tension intérieure en osant témoigner dans un cadre judiciaire, et son témoignage à l’antenne risque de ne pas être diffusé, alors qu’il a tout perdu en prenant le risque de faire ce témoignage public. Il devient alors assez émouvant, et l’intrigue est davantage sur des rails.

– Russel Crowe : je ne l’avais jamais vu jouer avant, donc je ne peux comparer cette prestation-ci à d’autres, mais, en plus de ne pas être cinégénique du tout (c’est un réel déplaisir que de le regarder durant deux heures et demie, j’ai eu en permanence l’impression de voir un clone enlaidi de Xavier Bertrand à l’écran, et je découvre après coup, sur Wikipédia, que l’acteur a fait toute une transformation pour s’enlaidir, c’est trop réussi !) et trop banal pour m’intéresser (comme je l’ai dit ailleurs sur ce site, même un personnage banal doit réussir à intéresser le spectateur, le choix de l’acteur est donc crucial, et, par exemple, Daniel Auteuil a joué de façon captivante et bouleversante des hommes banals), c’est peu dire qu’il surjoue l’homme nerveux. C’est un énorme point faible dans ce film, et je trouve incroyable qu’il ait pu être nommé pour l’Oscar du meilleur acteur, alors que, à mon sens, le dosage dans le jeu d’un acteur est essentiel (je ne vais pas lister les grands acteurs dans leurs rôles les plus connus, mais ça le confirmerait ; par exemple, on ne peut imaginer un seul instant Anthony Hopkins en faisant trop dans Le Silence des Agneaux…) : on a droit en permanence et sans aucune subtilité à toute la gamme, battements de cils, mouvements secs pour tourner ou lever la tête, tics, phrasé saccadé, rien ne nous est épargné, c’est franchement pénible et fatigant à voir, et souvent ridicule.

Les quelques poignées de secondes où on le voit plus naturel, ici ou là, sont bien plus intéressantes, c’est-à-dire lorsqu’il laisse un peu tomber son arsenal de gimmicks pour traduire une extrême nervosité. J’en conclus donc que la direction d’acteur pour ce rôle-là est juste une erreur de bout en bout.

Dommage qu’Al n’ait pas eu son rôle, il l’aurait joué bien plus finement, sans aucun doute, et Crowe aurait été mieux dans le rôle du producteur. Et, tout simplement, de nombreux acteurs (y compris ceux que l’on cantonne éternellement et injustement aux rôles secondaires) auraient été plus intéressants et moins agaçants dans son rôle. Tiens, par exemple, Matt Dillon, qui a montré de façon époustouflante dans The House that Jack built qu’il pouvait jouer avec la plus grande sobriété un être profondément dérangé et inquiétant.

Pour ne rien arranger, une gigantesque erreur dans la caractérisation du personnage est de nous le montrer avec des cheveux peroxydés (racines sombres — donc il a les cheveux bicolores… —, sourcils qui ne sont pas raccord), alors que, père de famille BCBG et médecin consciencieux, ça n’a aucun sens qu’il se décolore les cheveux (et c’est, en plus, spécialement moche à voir).

Même Al (pourtant très séduisant dans ce rôle, et au pic de sa ressemblance avec Gabriel Byrne et Bryan Ferry, c’est tout dire) n’est jamais franchement intéressant, j’ai en permanence l’impression qu’il fait de son mieux pour être crédible en producteur de télé, alors qu’habituellement, il est naturellement crédible (et je dis ça du haut de mon 46e film avec Al en dix mois). C’est dommage, car le voir, dans certaines scènes, à son bureau et à la table de montage était un créneau vraiment inédit dans sa carrière. Et son habituelle inventivité n’est pas absente : une grimace à peine visible, de profil, fait penser à Un après-midi de chien ; à 2 h 09, dans un restaurant de bord de route, son regard goguenard derrière ses lunettes brun-rose (fantastique idée, que n’a-t-il passé tout le film en les portant !) fait penser à certains plans de Bobby Deerfield, quand Bobby est à la fois séduit et agacé par le personnage féminin.

Mais ses innombrables coups de fil au personnage de Russel Crowe, pour le convaincre (soit avec calme, soit en s’énervant) de témoigner ou pour le rassurer, sont vite répétitifs et agaçants. Une autre chose qui leste son rôle négativement est le choix de l’actrice pour jouer sa femme… Je suis ultra-favorable à ce que l’on sorte de l’inévitable cliché « jeune, très jolie, très mince » pour les épouses des personnages masculins généralement joués par des vedettes, mais là, ça ne matche pas du tout avec Al. Bien essayé, mais raté. On ne croit pas un seul dixième de seconde qu’ils soient mariés. Aucune osmose entre les deux acteurs à l’écran, ils ne sont pas du tout assortis, en plus du fait que le personnage de la femme est très plat et ennuyeux (il a certainement été écrit pour la montrer calme et stable dans le tourbillon de la vie professionnelle de son mari, mais ça aurait été judicieux de la montrer stable ET intéressante pour les spectateurs).

À propos de rôles féminins, le traitement du personnage de la secrétaire d’Al est vertigineusement misogyne : il reflète très probablement la misogynie d’un monde professionnel alors très masculin (c’est évident dans ce film), mais je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir un malaise et de me demander si c’étaient le scénariste et le réalisateur qui, candidement, en avaient fait un personnage aussi inexistant, comme un objet, sans se rendre compte de l’énormité de la chose. Le summum est un déjeuner sur le pouce dans les bureaux de la rédaction, où des collègues masculins échafaudent des hypothèses et où elle n’est montrée qu’en train de… mastiquer, muette, et ce, plusieurs fois. C’est terrible, et glaçant.

L’un des rares points positifs est que, non seulement j’ai adoré l’idée que, quatre ans après Heat, l’actrice qui y avait joué la femme d’Al, Diane Venora, joue cette fois-ci la femme de Russel Crowe (c’est juste un clin d’œil, mais ça me plaît), mais, de plus, avec ses traits exquis et tellement fins (elle fait beaucoup penser à Jessica Lange), et la sensibilité frémissante qui émane de son personnage d’épouse aimante, elle est assez passionnante à voir (bien que, soyons francs, ses limites m’aient quand même fait percevoir ce qu’auraient fait, dans le même rôle, Olivia de Havilland, Joan Fontaine, Deborah Kerr, Jean Simmons, Vivien Leigh, Ingrid Bergman, Gene Tierney, Sophia Loren…, cette incroyable époque de très grands acteurs et très grandes actrices), et j’aurais adoré que le film soit centré sur elle, assez inspirante, plutôt que sur Russel Crowe, son visage disgracieux et sa nervosité jouée avec très peu de finesse. La pauvre n’est pourtant pas gâtée : il s’agit encore d’un film où l’actrice la plus souvent présente à l’écran est juste la femme du héros et est vue uniquement en train de cuisiner et de s’inquiéter pour sa famille, sa maison… C’est assez insupportable, ce phénomène de fond de donner les rôles les plus intéressants aux hommes. Des cinéastes comme Bergman, Woody Allen, Truffaut, Godard, qui ont tant donné le premier rôle à des femmes (amusez-vous à faire le compte dans leurs filmographies, c’est édifiant…), sont des dinosaures désormais. (Pour le plaisir, citons les sublimes Persona, Une autre femme, L’Histoire d’Adèle H., Vivre sa vie.)

Point-info « Al parle français » : il dit « dossier » (le mot existe visiblement tel quel en anglais, mais c’est évidemment un emprunt au français, et j’apprends même que ça vient du mot « dos », mot français).