1997 L’Associé du diable (The Devil’s Advocate)
Pour mon 47e film en onze mois, et approchant de la fin de ce Marathon, j’étais contente d’avoir encore un film assez célèbre à découvrir. J’ai pas mal déchanté la première heure, essentiellement à cause de Keanu Reeves et Charlize Theron :
– primo, pour moi, ce sont des acteurs très lisses et qui m’ennuient ;
– secundo, dans certaines scènes (spécialement leurs scènes de mise au point), leur jeu, très appuyé et tout en clignements d’yeux, fait franchement penser à Bourdon et Légitimus dans le sketch « Ça te barbera », des Inconnus…
https://www.youtube.com/watch?v=t1_zaPfw-Wc
– tertio, la première heure consacre bien trop de temps à nous montrer encore et encore à quel point leurs deux personnages sont amoureux (innombrables scènes où ils s’embrassent, le réalisateur a visiblement eu peur que l’on n’ait pas compris qu’ils étaient très épris l’un de l’autre). Résultat : c’est gnangnan et répétitif, et le film aurait pu être plus court sans cela.
Par ailleurs, pour un film censé être grand public (et l’on perçoit que l’intention était probablement d’en faire un classique des années 90), la première scène, qui nous montre un homme excité par le témoignage de sa jeune victime lors du procès et mimant une agression sexuelle sous la table devant lui, atteint un sommet de glauque… (Il y aura aussi, par la suite, une scène de sexe XXL, je plains les parents qui ont regardé le film avec leurs préadolescents.) Certes, cette scène a tout à fait une utilité dans le film, ce n’est pas de la vulgarité gratuite : il s’agit de nous montrer que le personnage de Keanu Reeves a sous les yeux, en plein procès, la preuve que son client est en fait coupable. Mais nous, spectateurs lambda, n’avons absolument pas envie de voir une excitation sexuelle se rapportant à une jeune victime, et il y aurait eu évidemment des façons moins crues et moins malaisantes de nous faire deviner l’excitation et donc la culpabilité de ce personnage : imaginons quelques secondes comment James Mason l’aurait joué (on peut remplacer ce nom par l’intégralité des grandes stars masculines de son temps), ou comment Hitchcock l’aurait filmé (par exemple, dans les scènes de tribunal du Procès Paradine), mais je parle là de temps irrévocablement révolus.
Heureusement, la deuxième heure compense la première : pas pour le côté Rosemary’s baby de ce qui arrive au personnage féminin (et Charlize Theron a continué à ne pas me passionner du tout en jouant une jeune femme désormais atteinte d’une profonde psychose ou ensorcelée, perpétuellement ravagée et à l’état de loque, ça doit être épuisant à jouer), mais parce que la situation se complique de plus en plus pour le héros, donc avec davantage de suspense pour le spectateur, et Keanu Reeves commence à être plus intéressant : la sérénité, le sérieux, la rigueur, l’égalité d’humeur qui habitent, tout en sobriété, son personnage bien dans sa tête et dans sa peau depuis le début du film gagnent en puissance au fur et à mesure qu’il essaie de sortir du cauchemar dans lequel il comprend qu’il est enfermé, et son personnage y gagne en densité.
Mais c’est surtout mon cher Al qui rattrape les faiblesses du film, ne serait-ce qu’avec sa première apparition, à la 17e minute, d’une force rare : debout dans la rue, devant une station de métro, filmé en contre-plongée dans un long manteau noir (tel un vautour fixant sa proie) et mâchonnant un bonbon, il arrive à être glaçant et effrayant malgré une quasi-immobilité du visage (la très belle musique mystérieuse à ce moment-là aide beaucoup, elle a été très bien choisie).
Dans le rôle peu banal du diable, il a une dimension profondément effrayante et quasi surnaturelle durant tout le film grâce à un mix « maquillage/coloration des cheveux noir ébène/coiffure » parfaitement étudié et adéquat, un sourire narquois, un rire sardonique, une assurance XXL (la marque de fabrique d’Al dans la plupart de ses films, de toute façon), des mimiques très subtiles et à peine perceptibles (microscopiques variations dans un œil ou dans le sourire, c’est du très grand art) ou outrancières (les yeux exorbités, fixes, comme possédés et venant d’un autre monde, avec une lueur démoniaque), le tout additionné de sa célèbre voix rocailleuse. Cela me permet de dire que c’est l’une de ses plus grandes prestations (à défaut d’être l’un de ses plus grands films). Et la scène où il parle assez longuement en espagnol dans le métro est un joli cadeau pour les fans, je trouve.
Évidemment, avec un tel rôle, la ligne de séparation avec le cabotinage est parfois légèrement franchie (ce qui n’est pas bien grave quand on a un grand acteur sous les yeux), et le scénario n’est pas toujours très intelligent : par exemple, un monologue ridicule où il se vante crûment de ses prouesses sexuelles, tel le Minotaure de Picasso (la fonction de ce monologue dans le récit n’est pas évidente du tout, ça donne l’impression d’une vulgarité gratuite, car, pour caractériser le personnage, il n’était pas besoin d’aller si loin sur ce thème, et la brève scène dans l’ascenseur avec deux belles femmes lascives derrière lui montrait de façon plus subtile et tout aussi éloquente sa libido).
Autre grand moment de ridicule, l’interminable scène où il conseille au personnage de Charlize Theron de se couper les cheveux. Là encore, l’utilité de la scène est peu évidente : on suppose que c’est pour créer un climat de séduction et une possibilité d’adultère, mais, franchement, la conseiller sur sa coupe de cheveux durant plusieurs minutes, c’est étrangement peu palpitant, il y aurait eu bien d’autres façons de suggérer de l’érotisme entre eux.
Pour finir, je dois dire que ce qui reste comme impression à la toute fin n’est pas le suspense ou le caractère surnaturel du film mais le moralisme qui en ressort : le film est, en fait, une démonstration spectaculaire de l’importance du libre arbitre (le mot est dit à un moment donné, sur la fin, et il fait tilt) et du fait que l’ambition et les accommodements avec l’intégrité et l’honnêteté peuvent nous pourrir de l’intérieur.
Un détail : il est plus que troublant de voir le nom de Keanu Reeves avant celui d’Al au générique final ! Notoriété, carrière, âge, rien n’y prédisposait (et l’un est tellement plus fade que l’autre dans ce film…). Est-ce un geste élégant voulu ou accepté par Al ?
Mise en abyme : vers la fin du film, la scène dans le tribunal où le personnage de Reeves est paralysé par le choix qui s’offre à lui (faire innocenter son client, qui est un assassin, pour rester un brillant avocat qui gagne tous ses procès, ou ne pas le défendre dans les secondes qui vont suivre), avec Al assis derrière, échangeant un discret regard de connivence avec l’assassin, est un touchant décalque de la célèbre scène finale de Justice pour tous, où Al était dans le rôle du jeune avocat pris de vertige devant ce choix à faire sous quelques secondes.
Addendum - Quatorze ans plus tard, Charlize Theron prouvera à quel point elle peut, au contraire, avoir un jeu millimétré et riche : dans Young adult, elle joue un rôle a priori minimaliste, une jeune femme très froide, hautaine, souvent silencieuse, malheureuse (on le devine au fur et à mesure), dont la vie est d’une grande vacuité, et elle arrive à nous faire comprendre énormément de choses par de minuscules mimiques. C’est un travail de chirurgien.