1997 Donnie Brasco

C’est mon 14e film avec Al en un mois et demi, et le premier qui me déplaît essentiellement… Même Al me déçoit, pour la première fois. Il m’a fallu revoir le film dix mois plus tard pour l’apprécier davantage, et, surtout, apprécier davantage le jeu d’Al. Les lignes ci-dessous sont donc une synthèse de ces deux visionnages à dix mois d’écart.

Dans un premier temps, j’ai été très étonnée que ce film soit si connu et estimé, alors que je le trouve moyen. Il a en superficie l’apparence d’un bon film de caïds (et quelques scènes nocturnes ont une très belle photographie), mais est perclus de défauts. Le fait que le pic dans la carrière du réalisateur, Mike Newell, a été Quatre mariage et un enterrement, que j’avais trouvé, lors de sa sortie, gentillet et surévalué, ne contredit pas mes nombreuses réticences face à ce film.

Primo, les dialogues sont presque toujours faibles, et la mayonnaise ne prend jamais vraiment, j’ai eu le sentiment tout au long du film que ça allait décoller à un moment donné, mais non. Un exemple : la séquence, dès le début, où Al et Johnny Depp font connaissance et partent immédiatement ensemble en voiture est tellement tirée par les cheveux, ça sonne faux.

Secundo, le film est clairement un petit Parrain (entre autres choses, le chef de la bande s’appelle Sonny et, joué par Michael Madsen — acteur qui a du mal à jouer avec finesse, comme dans Thelma et Louise —, il est un quasi clone de Sonny Corleone tel qu’il a été interprété par James Caan dans Le Parrain) et un petit Les Affranchis (la ressemblance entre les deux bandes de mafieux de troisième zone dans les deux films est flagrante), mais ces deux comparaisons sont terriblement en la défaveur de ce film (forcément…). (Je lirai par la suite qu’ont été approchés ou envisagés pour le casting Andy Garcia, Ray Liotta et Joe Pesci ! Je ne comprends pas que les producteurs ne se soient pas dit qu’ils se tiraient ainsi encore plus une balle dans le pied en chargeant la barque de cette ressemblance forcément défavorable, puisque Le Parrain et Les Affranchis sont inatteignables.)

Tertio, bien que je comprenne à 100 % qu’Al ait eu envie d’un contre-emploi si stimulant, en acceptant un rôle de raté, de sous-fifre dans un clan mafieux, j’ai été terriblement mal à l’aise en le voyant pathétique du début à la fin (et son vieillissement ajoute encore de la tristesse, il n’avait que cinquante-six ans lors du tournage, mais il accentue cela dans la quasi-totalité des scènes). Voir ce mafioso de troisième zone s’abaisser devant les chefs et essayer de jouer les durs, voir son amertume et ses différentes petites humiliations, alors que, dans l’histoire du cinéma, le visage de Michael Corleone et celui de Tony Montana sont les incarnations de la fierté dans ce même cadre que sont les activités mafieuses, ça m’a mise très mal à l’aise.

Néanmoins, à d’autres égards, son personnage est pourtant réussi : assez drôle (ringard sans s’en rendre compte, surréaliste dans certaines de ses réactions, ridiculement macho à l’ancienne avec sa compagne, enfantin lorsqu’il regarde, captivé, un documentaire sur les félins), touchant (dans son échec en tant que mafieux et en tant que père, et avec des sentiments filiaux plus ou moins finement suggérés, selon les scènes, envers le personnage de Depp) et assez complexe (à la fois minable et expérimenté dans son travail, astucieux et presque idiot, orgueilleux et manquant d’orgueil). D’ailleurs, le film aurait été bien mieux si Al avait été tout le temps à l’écran et si son côté involontairement comique avait été développé, et le fait que le titre du film soit le nom du personnage joué par Depp est assez trompeur, car le rôle d’Al est plus fort et plus attachant.

En ce qui concerne l’interprétation d’Al proprement dite, mon ressenti d’abord négatif était lié au fait que, pour la première fois en quatorze films, je le voyais un peu trop en faire : il surjoue la nervosité, la tension, avec un accent très prononcé et un phrasé haché à la Scarface (comme si ce Lefty Ruggiero était le grand frère de Tony Montana), il en fait un petit peu trop (dans les mimiques, la gestuelle). J’ai d’ailleurs beaucoup aimé la dernière scène où on le voit, car sa soudaine délicatesse dans ses gestes apporte une lumière très différente sur cet homme. Quel dommage que ça n’ait pas été plus présent sur la longueur du film…

Quatrièmement, le problème, c’est aussi Johnny Depp… Le monde entier pourra me dire le contraire, je continue à trouver cet acteur assez mauvais et très surestimé (je pense tout simplement que son visage beau et atypique, un peu féminin, et son extrême réserve — dans la plupart de ses rôles —, sur laquelle on peut plaquer ce que l’on veut, ont pas mal aveuglé le public et les critiques depuis ses débuts). Il est, dans tous les rôles où je l’ai vu jouer, impassible, lisse, et il utilise (pour ne pas se contenter de son jeu minimaliste et peu inspiré) des mimiques typiques des acteurs de soap-opéra (je hausse un sourcil, je roule des yeux, je fais une moue, je gratouille ma joue).

Son jeu dans ce film-ci n’a pas dérogé à la règle et m’a considérablement déplu, bien que je concède que c’est lié à son personnage : comme il est un agent du FBI infiltré chez des mafieux qui ont la gâchette facile, il est toujours sous contrôle pour ne pas risquer de faire une bévue et de se trahir, ce qui signerait certainement son arrêt de mort dans la minute, donc je reconnais que ça doit être un exercice très difficile, pour un acteur, de jouer un personnage qui joue lui-même un rôle, et un rôle très dangereux qui plus est, mais, comme ça s’additionne à l’impassibilité habituelle de Depp, le résultat est ennuyeux : toujours silencieux, sans expression et sur le qui-vive, et tout aussi peu loquace et expressif avec son épouse et ses collègues... (Imaginons un instant ce que Michael Fassbender peut faire avec les mêmes éléments… Il a un jeu notoirement minimaliste, ça va jusqu’à une épure totale dans Shame ou The Killer, mais il est passionnant en permanence, dans chacun de ses rôles. Une grande injustice est que sa célébrité n’atteint pas celle de Depp, loin de là. Question de filmographie, peut-être.)

Donc, une étonnante ironie du destin fait que Johnny Depp partage l’affiche avec Al qui a montré au monde entier, dans Le Parrain et Le Parrain II, à quel point on peut être passionnant à l’écran tout en étant taiseux et impassible. Même dans ce film-ci, que je n’ai pourtant que partiellement aimé, Al projette tellement de sentiments perceptibles à de nombreux moments où il reste muet. Cela, entre autres choses, explique pourquoi ce blog est consacré à la filmographie d’Al et non pas à celle de Johnny Depp !

Cinquièmement, les séquences où le héros, Donnie Brasco, revient brièvement chez lui (en général pour prendre des affaires) sont profondément ennuyeuses et très clichés. On voit que sa femme et lui s’aiment, mais que leur couple est en crise (à cause du rythme de travail du mari et de son investissement) ; on a déjà vu ça dans cinquante films, et c’est toujours très agaçant, pour moi, de voir tant d’actrices n’avoir que ça comme rôle à se mettre sous la dent : l’épouse en train de cuisiner ou de coucher les enfants, et se chamaillant avec son mari lorsqu’il revient. Pour ne rien arranger, je trouve que le couple formé par Anne Heche (que je ne connaissais pas du tout) et Johnny Depp paraît très artificiel, rien à voir avec, dans ce même film, l’association réussie et pétillante entre Al et Ronnie Farer : on la voit très peu, mais elle est intéressante à chaque fois, belle femme brune, coquette, très/trop gentille, soumise mais joyeuse. C’est dommage que l’on ne voie pas ce couple dix fois plus à l’écran, et l’autre couple dix fois moins. (Je découvre que cette intéressante actrice, Ronnie Farer, n’a pas eu une belle carrière et n’a pas de fiche Wikipédia, c’est très, très surprenant.)

Pour finir, je dois quand même souligner un bref moment de grâce ; j’ai dit, ailleurs dans ce Marathon Pacino, à quel point c’est frustrant qu’Al n’ait été que très rarement à l’écran — dans toute sa carrière — en même temps qu’une fantastique chanson dans la bande originale (le genre de moment de grâce comme Timothée Chalamet chantant Everything happens to me dans Un jour de pluie à New York, de Woody Allen). Eh bien, à 1 heure 6 minutes, il y a un fantastique moment de ce genre : l’ultra-glamour Heart of Glass, de Blondie, avec un plan magnifique sur Al, « stylé » (comme disent les jeunes) et le regard furieux. (Pour la petite histoire, Heart of glass sera réutilisé pour un autre plan sur Al, dans House of Gucci, 24 ans plus tard.)

Point-info « Al parle français » : il dit deux fois « coq au vin », et « Bellevue hospital » (je vois que le nom — très fréquent en France, n’est-ce pas — de cet hôpital new-yorkais vient d’une ferme nommée Belle Vue).

Mise en abyme : je dirais même « énorme mise en abyme », à la 51e minute, quand on voit les mafieux tout juste arrivés à Miami, et Al qui s’amuse clairement à être filmé comme un papy un peu ridicule, lisant son journal avec des lunettes ; c’est évidemment un clin d’œil à des séquences similaires dans Scarface, avec Tony Montana piaffant d’impatience de tracer sa voie dans le trafic de drogue. C’est un régal de voir Al jouer et s’amuser à ce point-là avec son image dans ce rôle culte. Très bonne idée.