1996 Looking for Richard
J’ai commencé ce film en ressentant ce que les psychologues appellent un conflit de loyauté. D’un côté, je savais que ce film avait immensément compté, affectivement, pour Al : il suffit de lire ses interviews pour percevoir en long, en large et en diagonale sa fierté d’avoir mené à bien ce projet et son plaisir à l’avoir tourné (durant de nombreuses années), avec un budget quasi inexistant. Et son autobiographie enfonce le clou : il y dit textuellement qu’il n’a jamais été aussi heureux de sa vie qu’en tournant ce film et qu’il a été profondément blessé de son insuccès... D’un autre côté, l’extrait que j’avais vu me laissait penser que ce n’était pas très bon et, en particulier, que c’était très chaotique.
Bon, le conflit de loyauté, je me suis très vite assise dessus. Le meilleur terme pour décrire en un mot ce film, le terme qui vient immédiatement à l’esprit, le seul et unique terme, c’est : « bordélique ».
Il aurait fallu qu’il s’agisse d’un documentaire (ce film est censé être un « film » — en plus produit par la XXth Century Fox, nom prestigieux s’il en est —, j’ai du mal à comprendre cette appellation et classification, car c’est clairement un documentaire) d’une durée classique de cinquante-deux minutes, car, 1 heure 47, c’est déraisonnablement long, puisque c’est un festival permanent de points faibles et de défauts (et je suis tombée des nues en voyant, dans le générique de fin, que l’équipe technique était en fait assez étoffée : j’ai, au contraire, eu l’impression tout au long du film qu’il avait été fait « à l’arrache », comme on dit, et que l’équipe technique était manifestement réduite au maximum) :
– la caméra à l’épaule bouge et tressaute tout le temps (en particulier en allant rapidement d’un visage de comédien à un autre en très gros plan, c’est vite laid et fatigant), je suppose que l’intention était de donner de l’énergie et de la modernité (par opposition à l’image que le public a du théâtre élisabéthain) ;
– les anonymes (souvent touchants, en particulier le mendiant noir, sorte de « philosophe astral ») interviewés en micro-trottoir sont filmés en trop gros plan, c’est fatigant visuellement, l’œil doit, en quelque sorte, faire la mise au point à chaque fois ;
– la profession des autres personnes interviewées n’est jamais citée (j’ai reconnu uniquement Kenneth Branagh — et plutôt à l’instinct, car il est filmé légèrement en contre-jour et pas de près — et Vanessa Redgrave, que le public français connaît peu, alors que savoir si ces personnes étaient des acteurs ou avaient une autre profession aurait été un plus pour appréhender au mieux leur point de vue) ;
– la caméra zoome et dézoome brutalement, et le montage est perpétuellement syncopé et frénétique. Un point culminant est une séquence d’une quinzaine de secondes vers la fin où s’enchevêtrent diverses images et différents sons… Cette cacophonie devait être un parti-pris original, je présume, mais, pour le spectateur, c’est juste un résumé involontairement comique du côté chaotique du film. Un autre exemple, entre cent : Kenneth Branagh donne son point de vue sur l’interprétation de Shakespeare durant… seulement quatorze secondes à l’écran (douze secondes, puis deux secondes par la suite). Et tout est saucissonné comme ça ;
– une chronologie existe à peu près (le processus de création de la pièce suit la narration de la pièce, donc les différentes vilenies de Richard se succèdent, jusqu’à sa montée sur le trône et sa mort), mais, néanmoins, la structure du film fait que l’on passe en permanence du coq-à-l’âne en raison des va-et-vient incessants entre les lectures de la pièce, les répétitions par les comédiens (en tenue de ville), le tournage de la pièce (en costume, dans des intérieurs sombres puis, Dieu merci, en extérieur au bout de plus d’une heure, ça permet des respirer enfin), et diverses déambulations émaillées de discussions entre Al et ses copains à New York ou en Angleterre ;
– on nous sert de la musique en même temps que certains dialogues de la pièce… Pour Fast and Furious, ça peut se comprendre, mais, pour la langue géniale de Shakespeare, je ne vois pas trop l’intérêt, et l’on frôle la faute de goût ;
– les scènes de la pièce filmée en costume sont plongées dans une quasi-obscurité ; cela reflète bien sûr la noirceur de ce qui se passe (trahisons et assassinats), mais on se doute que c’est aussi (voire surtout) pour gommer l’absence de lieux faisant Renaissance à New York, faute de budget (on peut donc en déduire qu’Al a fait le choix de ne pas utiliser de décors de théâtre, alors qu’il aurait pu en emprunter sur un simple coup de fil, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ??), et, malheureusement, cette quasi-obscurité est vite très lassante. D’ailleurs, toutes les scènes d’extérieur (qui arrivent seulement, hélas, après une heure entière) se débrouillent comme elles peuvent — mais de façon réussie, peut-être filmées en Angleterre ? — pour « faire XVIe siècle » (château, scène de la bataille), et franchement, si le film avait été intégralement ainsi (juste la pièce filmée, avec des décors, même modestes, et de la lumière), il aurait été très bien ;
– l’ajout de nombreux ralentis est assez ridicule et inutile (il l’est toujours, je pense, quel que soit le film) ;
– il y a de nombreux inserts de séquences ultra-courtes (deux secondes) censées être drôles et ironiques (ou à l’avantage d’Al, je dirais), mais qui sont juste lourdes et peu subtiles ;
– le copain inséparable d’Al dans ce projet, un certain Frederic Kimball (je vois que sa carrière a été très maigre), à l’écran de A à Z, a beau être plein d’énergie et de bonne volonté, il est très agaçant dans son côté bourru et dans son exaltation un peu agressive (par exemple, pour défendre certains points) qui contraste défavorablement avec l’énergie tout intérieure et contenue d’Al, et il est aussi peu cinégénique que possible ;
– la photographie est très terne, le grain de l’image est souvent grossier ;
– le fil conducteur majeur du film est les très nombreuses séances de réflexion des acteurs (à deux ou en groupe, dans différents lieux, à propos du sens des scènes, des dialogues, des actions…), et je dois dire que c’est très répétitif et laborieux à voir (ça fait certainement partie du plaisir des comédiens de disséquer leurs personnages en en parlant entre eux — et il est notoire qu’Al adore ça et qu’il aimerait passer sa vie à creuser l’interprétation des pièces en amont —, mais ce plaisir n’est guère contagieux pour le spectateur) ;
– et, enfin, Al est tout à fait différent physiquement dans certaines séquences filmées tardivement (avec son look si particulier de L’Impasse), ce qui produit un effet assez absurde ; par ailleurs, comme il y a aussi quelques minutes où Al a exactement la coiffure qu’il avait dans Révolution, c’est assez troublant d’avoir ce sentiment de voir le personnage de Révolution et celui de L’Impasse dans un film qui n’est ni Révolution ni L’Impasse.
Immanquablement, je me suis dit en regardant le film : si Al a porté ce film avec amour et passion durant des années et en est si fier, c’est donc que, très certainement, ce désordre si omniprésent à l’écran est tout bonnement le reflet de ce qu’il est dans son psychisme… Un peu, du reste, comme dans ses interviews sur le Net, où, parallèlement au fait qu’il est très à l’aise, très bon conteur, charmant et truculent, il est assez brouillon dans son expression : il ne finit pas toujours ses phrases, bafouille, fait des débuts de phrase qui ne mènent nulle part, zappe d’une idée à une autre sans transition. Et j’ai rapidement fait le lien avec une autre œuvre chaotique : l’autobiographie de Diane Keaton ! (Voir ce que j’en dis dans le bonus « Le cas Diane Keaton-Al Pacino ».)
De ce chaos, certaines choses sont quand même à sauver :
– bien sûr, les très nombreux moments magiques où Al joue impérialement Richard III (il bascule en un claquement de doigt de lui-même à son rôle, c’est un métier !), surtout dans les costumes d’époque ;
– ce sentiment assez attendrissant qu’Al a accepté de laisser le public voir à quel point il était brouillon dans ses idées, ses intentions, sa personnalité ;
– son look fortement iconique pour une grande partie de ce tournage (casquette à l’envers et cheveux mi-longs qui rebiquent sur les côtés, quel dommage de ne pas en avoir fait du merchandising, avec mugs et tee-shirts !!) ;
– la timidité émouvante et flagrante de deux érudits probablement spécialistes de Shakespeare (un homme et une femme, tous deux à lunettes), manifestement peu habitués à être mis en avant, et donc mal à l’aise d’être filmés et interviewés par une star ;
– la détermination candide et juvénile d’Al et ses copains pour faire le film cahin-caha ;
– et le jeu de tous les acteurs, impeccable en tous points.
Une terrible coïncidence a fait que j’ai vu ce film en même temps que le Richard III de Laurence Olivier… Un chef-d’œuvre sur tous les plans (mise en scène, photographie, couleurs, décors : la perfection). Bien sûr, il serait injuste de comparer un documentaire sans budget, que l’on perçoit à la limite de l’amateurisme, et un film aussi travaillé et sophistiqué que celui d’Olivier… Mais la comparaison s’impose d’elle-même.
Quatre plans en particulier sont des chefs-d’œuvre dignes de tableaux anciens flamands ou italiens :
– un plan très large sur l’avancée de cavaliers dans la campagne enneigée (scène à 1 h 05) ;
– l’entrée des deux assassins dans la chambre des héritiers du roi, qu’ils vont tuer dans leur sommeil (un plan qui fait penser à un conte de fées ou à Hansel et Gretel, 1 h 58) ;
– la toute première scène du film dans la nature, nous montrant Richard et quelques soldats avant la bataille, avec une lumière naturelle de fin de journée, un plan sublime (renforcé par les quelques pas d’Olivier vers la caméra) digne d’un tableau de Paolo Uccello (2 h 04) ;
– enfin, un plan très large pour une scène nocturne avec des silhouettes illuminées de rouge dans le lointain et la caméra qui dézoome, autre sublime plan digne d’un conte de fées, et prouesse technique pour une scène ayant lieu de nuit, alors que, dans le cinéma américain de la même époque, les scènes nocturnes en extérieur étaient généralement filmées en « nuit américaine », ce qui sonnait terriblement faux (2 h 12).
Seul le jeu des acteurs est aussi bon dans les deux films, mais on ne peut comparer les deux grands acteurs dans le rôle-titre, puisque l’on ne voit Al interpréter Richard que dans quelques scènes, généralement brèves qui plus est (quelle frustration de ne pas le voir jouer la totalité de la pièce…), et sa métamorphose est très relative par rapport à celle d’Olivier : Al joue Richard sans artifices l’enlaidissant (pourquoi, d’ailleurs ? Al s’est considérablement enlaidi dans Dick Tracy, il aurait pu le faire ici en empruntant des accessoires de théâtre), avec une douceur comme intense, une sensibilité que l’on perçoit derrière son envie de pouvoir et de revanche sur la vie, et une rage contenue (ou non-contenue dans la scène quasi finale où il hurle son monologue, et dont la puissance ressemble beaucoup à son monologue quasi final lui aussi dans Le Marchand de Venise, une dizaine d’années plus tard). Disons que, même traître, menteur, machiavélique dans ses manipulations, commanditaire d’assassinats, boiteux et bossu, Richard est néanmoins séduisant et touchant parce que joué par Al (de la même manière que Tony Montana joué par Al est séduisant et touchant malgré son faible QI, sa violence, sa malhonnêteté et sa vulgarité).
À l’opposé de ce constat, Laurence Olivier, lui, se métamorphose en personnage réellement repoussant malgré son élégance vestimentaire de noble : son long nez effilé postiche, ses yeux torves et à demi-clos, sa bosse et sa claudication, sa voix grinçante et ridicule, ses manières et sa gestuelle souvent grotesques tant il est tout à sa joie de voir ses complots bien avancer, son hypocrisie et sa duplicité sans limites, la fourberie et la méchanceté presque constantes sur son visage, tout cela fait qu’il n’y a pas une once de séduction en lui et qu’il incarne là, de façon magistrale et géniale au sens propre, l’un des méchants les plus repoussants de l’histoire du cinéma. Assez étrangement, son visage disgracieux est la copie carbone (enlaidie) de celui de Ray Davies période Lola, chevelure brune comprise.