1995 Instant de bonheur/Le Kid de Philadelphie (Two Bits)

J’étais assez interloquée en commençant ce film : il réussit l’exploit d’être présent sous trois titres dans le circuit commercial (signe de confusion, et ce n’est pas du tout pratique pour le trouver de façon exhaustive sur Internet), d’être indisponible aussi bien en DVD qu’en VOD sur Internet en France, et de n’être présent dans le pourtant gargantuesque réseau des médiathèques de Paris qu’en un exemplaire, qui plus est à la réserve centrale (le purgatoire des documents jamais empruntés, donc un DVD non accessible au public, et que l’on peut emprunter uniquement suite à une demande, plusieurs jours d’attente et un transfert vers la bibliothèque de son choix !). De plus, aucune photo du film ne figure sur Pinterest (un site pourtant tentaculaire). Bref, j’avais un peu le cœur serré qu’une œuvre cinématographique, quels que soient ses défauts et ses qualités, ait à ce point disparu dans les oubliettes du temps.

De fait, les premières minutes sont une succession de choix maladroits :

– la lumière qui pénètre dans la chambre du jeune héros est probablement censée évoquer le lever du jour, mais elle est juste bien trop orangée et non crédible !

– Al apparaît très vite à l’écran, et ça saute immédiatement aux yeux que l’avoir choisi pour jouer, à cinquante-quatre ans (au moment du tournage), un très vieil homme quasi mourant est une erreur totale, nonobstant son talent ;

– le récit s’attarde bien trop longuement sur le décalage entre l’envie du gamin d’obtenir une pièce pour aller au cinéma le jour même et son désintérêt pour la mort à venir de son grand-père (l’idée n’est pas mauvaise du tout, on a tous pu, enfants, briller innocemment par notre superficialité dans un moment grave, mais le réalisateur y consacre trop de temps dans les premières minutes) ;

– l’arrivée à l’écran de Mary Elisabeth Mastrantonio est, certes, source de vertige (on a Tony Montana et sa sœur sous nos yeux ! Pour tout fan de Scarface, c’est extrêmement troublant), mais le fait qu’elle joue la fille du personnage d’Al (et non pas sa sœur comme dans Scarface) est très déphasant, il faut s’y habituer (c’est d’autant plus déphasant que, dans Scarface, leurs 18 ans d’écart ne posent pas problème pour voir en eux un grand frère et une petite sœur de façon très crédible, mais là, la voir ravissante aux côtés d’Al bien trop artificiellement vieilli gêne notre capacité à les croire père et fille) ;

– enfin, dernière étape de cet enchaînement pas très réussi, on voit le jeune héros avec un copain pendant un certain temps et… le copain crève l’écran ! Sa bonne bouille ronde aux jolis traits (très italiens), son léger embonpoint, sa voix légèrement cassée, le timing un peu atypique avec lequel il dit ses lignes de texte… Tout montre qu’il aurait pu avoir le premier rôle et qu’il aurait été captivant ! Ça fait bizarre de démarrer un film en voyant instantanément deux erreurs de casting (ce gamin et Al).

De là, le film suit son cours de façon plus normale, harmonieuse et agréable :

– la reconstitution d’un quartier italo-américain bigarré et plein de vie dans les années 30 est très réussie (on s’y croirait vraiment) et émouvante ;

– la vie (sur une seule journée) de cette famille modeste est retracée de façon touchante ;

– le jeune acteur (omniprésent à l’écran) est très bien dans son rôle d’orphelin de père, sage, sérieux et froid, mais aussi débrouillard et entêté (c’est incroyable de découvrir qu’il n’a plus jamais tourné par la suite… Il a en particulier une décontraction totale devant la caméra, ce qui n’est le cas de tous les enfants acteurs) ;

– un évident travail très sophistiqué sur la lumière est presque constant (parfois très réussi — magnifiques plans, surtout des plans nocturnes —, parfois assez raté), de même qu’un gros travail sur le cadrage, très souvent atypique.

Pourquoi donc, alors, ce film est-il si peu connu et si peu accessible ?? (Et les quelques chiffres que l’on peut trouver sur Internet montrent que ça a été un échec monumental en salle.)

Des défauts, il y en a, mais comme pour tant d’autres films, dont certains acclamés par la presse :

– certains dialogues sont trop verbeux et explicatifs ;

– la question de la somme d’argent à trouver pour aller au cinéma revient trop souvent (c’est le fil rouge du récit) et n’est pas forcément passionnante ;

– le film ne dure qu’une heure et quinze minutes si l’on excepte les génériques : ça montre en creux que le récit n’a pas été assez développé sur autre chose que ces deux axes principaux que sont l’argent à trouver pour aller au cinéma et l’agonie du grand-père, tout cela sur une seule journée ; il aurait fallu un récit de plusieurs jours pour que le film atteigne au moins une heure trente ;

– le jeu de Mary Elisabeth Mastrantonio (actrice ultra-cinégénique au demeurant) est trop appliqué (en particulier, son monologue sur son deuil en tant qu’épouse, qui arrive comme un cheveu sur la soupe, est surjoué, façon soap opera).

Enfin, un autre point faible, je l’ai évoqué plus haut, est, paradoxalement, mon cher Al lui-même : le maquilleur a beau avoir fait le forcing pour le vieillir (fausses rides, barbe de trois jours qui fait négligé) et Al a beau faire de son mieux pour mimer la fin de vie (souffle court, épuisement, yeux à demi-clos), le fait qu’il n’avait que cinquante-quatre ans en tournant se voit de façon éclatante, en particulier au niveau du front (qui n’est pas celui d’un vieillard) et du regard à certains moments, et ce manque de crédibilité gêne la satisfaction que l’on peut avoir en regardant ce film… Je comprends que jouer un très vieil homme était un pari stimulant pour Al (surtout qu’il ne l’avait encore jamais fait), a fortiori à peu près au même moment que son rôle aux antipodes dans Heat. Mais… non, il aurait fallu un comédien bien plus âgé qui n’aurait pas eu besoin d’être grimé à ce point.

Reste un moment foncièrement bouleversant : une vieille femme qui, dans sa jeunesse, en Italie, a été brièvement séduite et dupée par le personnage d’Al demande au petit-fils (de douze ans) de ce dernier de l’embrasser (sur la bouche…), il est obligé d’accomplir cette demande embarrassante, et un magnifique plan dans une semi-obscurité nous fait comprendre très subtilement que, ce faisant, elle a embrassé par personne interposée cet amour déçu de jeunesse (une blessure probablement jamais cicatrisée), et le fondu enchaîné entre son visage de vieille femme silencieusement bouleversée et le visage du personnage d’Al lui aussi au soir de sa vie parachève ces quelques secondes d’intense émotion. Bravo à James Foley pour cette idée magnifique de romanesque et d’humanité…

Mise en abyme : probable hommage ou clin d’œil, le fondu enchaîné entre le visage du personnage d’Al et celui de la femme qu’il a autrefois abandonnée (tous deux italiens) fait penser à 300 % à deux sublimes fondus enchaînés du Parrain II entre le visage d’Al et celui de son père joué par De Niro (41e min et à 1 h 45). (Un troisième fondu enchaîné dans Le Parrain II, à 2 h 15 min, est tout aussi parlant : fondu entre la façade de la boutique de Vito Corleone et le visage de Michael Corleone à son procès, lointaine conséquence du choix professionnel de son père…)