1993 L'Impasse (Carlito’s way)
Typiquement le genre de film qui fait que je n'avais JAMAIS voulu découvrir Al Pacino et que je me retrouve, cinquante et un ans et demi après le début de sa carrière, à binge-watcher toute sa filmographie, en découvrant que j'ai été une idiote bornée : le film est tout simplement très, très fort et très, très beau. C’est en particulier une vraie et rare réussite par rapport à tant de personnages de fiction auxquels on ne s’attache pas plus que ça : ici, nous avons un personnage principal dont le spectateur souhaite ardemment, tout au long du film, le bonheur et la réussite de son projet de reconversion (les haletantes dernières minutes, où tout se joue à un fil, rendent encore plus intenses notre empathie pour cet homme pourtant fictif).
Ça a pourtant assez mal commencé, car, dans les premières séquences, j'ai été stupéfaite que le binôme De Palma-Pacino se soit retrouvé pour faire un film si ressemblant à Scarface, avec les très faibles différences qu'il s'agit cette fois d'un héros portoricain et non pas cubain, et que c'est un ex-taulard qui veut quitter le milieu de la drogue, alors que Tony Montana était un ex-taulard qui voulait faire carrière dans la drogue (et encore, cette distinction notable n'est pas si évidente pendant un assez long moment au début du film, on a l'impression que ce sont plus des déclarations d'intention, et que le héros flirte encore avec la ligne rouge).
Une autre chose qui rend très nette la ressemblance avec Scarface est la première scène, où Carlito Brigante tient à faire un speech lors de son acquittement pour irrégularités : il parle presque exactement comme dans Scarface, avec un accent latino prononcé et d'une façon qui laisse deviner un intellect très réduit, alors que tout le film montrera rapidement après qu'il est, au contraire, supérieurement intelligent, tactique et bien plus subtil que ça, donc pourquoi cette scène ? Est-ce que le héros joue la comédie et veut se payer la tête du juge ? Ou est que De Palma a voulu montrer son héros évoluant vers l'intelligence et la droiture ? Dans ce cas-là, ce serait très malhabile car peu crédible en si peu de temps.
Bref, après un début où j’ai l'impression de voir « Scarface, le retour » et où le look d’Al est déroutant car assez abrupt et ne le mettant pas trop en valeur (barbe très dessinée et très noire, coupe de cheveux un peu trop « effet casque » et teinte dans un noir un peu trop sombre, long imper en cuir noir, le visage émacié : son art du transformisme — tout en subtilité, sans perruque, lunettes ou postiche — est ici particulièrement patent, mi-berger des monts d’Anatolie, mi-agent du Mossad, y compris avec son travail impressionnant sur son accent latino et son phrasé, il est méconnaissable), le film décolle complètement : super bien fait, super bien rythmé, passionnant, seconds rôles très bien incarnés et amusants, et Al extraordinaire d’autorité naturelle et d’énergie dense dans ce rôle d'homme charismatique et intègre qui veut se ranger.
À cet égard, son association avec l’actrice Penelope Ann Miller est un bijou : avec son physique et son comportement tellement purs, gracieux et doux, elle symbolise merveilleusement ce souhait de Carlito d'aller enfin vers l’honnêteté. Leur alchimie (tout en amour et douceur, donc pas comme l’attirance physique XXL avec Ellen Barkin dans Mélodie pour un meurtre, hormis la spectaculaire scène où Al fracasse une porte d’un coup d’épaule — et avec de l’élan ! — pour rejoindre Penelope Ann Miller, scène qui, au demeurant, existe presque trait pour trait dans un film avec Clark Gable et Lana Turner, mais je pardonne très volontiers les plagiats — si plagiat il y a et pas coïncidence — quand c’est si réussi), leur alchimie, disais-je, montre qu’Al est très, très doué pour les romances, alors qu'il est pourtant tellement associé aux rôles de gangsters. J'en veux pour preuve cette scène magique (et, sur ce coup-là, De Palma a fait quelque chose d'extraordinaire, un vrai tableau couplé à un moment intense d'émotion) où Al, sous la pluie, debout sur un toit-terrasse, regarde le cours de danse dans l'immeuble en face, avec la musique angélique du « Duo des Fleurs » dans Lakmé, de Léo Delibes (un Français, cocorico), et une photographie sublime. Grand moment de grâce, que la présence d’un couvercle de poubelle au-dessus de la tête d’Al (ça ne s’invente pas !) ne rend pourtant pas ridicule, c’est vraiment un exploit... Au contraire, je trouve que la trivialité de ce couvercle de poubelle renforce la simplicité attachante de Carlito, il ne s’abrite pas sous un sac Vuitton…
Et comme ultime atout, la longue scène de poursuite à la fin (je découvrirai par la suite qu’elle est célébrissime) est très, très impressionnante et cinégénique au possible, même pour quelqu’un (moi) qu’indiffère totalement ce genre de scène à suspense haletant ; disons que si c’est avec Matt Damon ou Tom Cruise, je ne peux tout simplement pas regarder, ça m'ennuie. Mais vu que je pourrais regarder Al réciter la liste de ses courses, ça va complètement.
De Palma a dit quelque chose que je trouve très subtil : qu’il avait eu envie de filmer Al marchant parce que Al a une magnifique façon de marcher. C’est vraiment très bien vu. Et la séquence en début de film où on le voit marcher nonchalamment à la sortie du tribunal (filmé de façon très éloignée) illustre ça à merveille.
Le film paraît encore meilleur lors d’un deuxième visionnage : je me rends compte que la caméra filme souvent en biais (à la Orson Welles, ou à la Troisième homme, de Carol Reed), certainement pour symboliser le danger grandissant dans lequel baigne le héros, Carlito ; Sean Penn, qui m’a d’abord pas mal agacée (son personnage est hautement agaçant, non ?) et dont le physique très peu avenant dans ce rôle est éclaboussé par la virilité de Carlito/Al, a en fait un jeu très millimétré et amusant ; le garde du corps, Pachanga, grand enfant candide et sans états d’âme, est un second rôle épatant et franchement comique. Et mon admiration est totale pour De Palma : mise en scène, direction d’acteurs, image, montage, scénario, le cocktail est une immense réussite.
Je m’interroge sur les raisons qui font que ces retrouvailles De Palma-Pacino n’ont absolument pas atteint le statut culte de Scarface, alors que le film me paraît globalement encore meilleur et est boosté par une très belle histoire d’amour. Peut-être est-il trop sombre, adulte, sérieux, mélancolique, là où Scarface a quelque chose de clinquant et de drôle.
Je m’interroge aussi sur les raisons qui font que, sauf erreur de ma part, ce film est moins connu et célébré que Heat (tourné deux ans plus tard), qui me paraît beaucoup moins intéressant, moins subtil, et où, surtout, le personnage de mâle alpha incarné par Al est tellement cliché et vulgaire, là où son personnage de mâle alpha dans L’Impasse a une telle autorité naturelle et est si romanesque, admirablement courageux et persévérant, doux et sobre dans son sentimentalisme, à la façon de Bogart en son temps, à un tel point que, selon moi, il est l’un des plus beaux personnages masculins du cinéma moderne (c’est-à-dire post-1970).
Et, ultime détail, l’affiche minimaliste est juste sublime : la grâce d’un simple profil (corps et visage) en contre-jour.
Seuls défauts : les nombreuses musiques salsa dans le film, qui sont censées galvaniser les danseurs présents dans le night-club ou lors de la fête dans le jardin de l’avocat, sont vraiment exécrables. Et le slow You are so beautiful de Joe Cocker lors d’une scène d’embrassades passionnées est un bref monument de kitsch involontaire, ça a très mal vieilli, je me demande qui a eu l’idée et la volonté de plaquer ce slow lourdingue sur cette scène.
Mise en abyme : la prison Attica est évoquée (donc clin d’œil à une célébrissime scène d’Un après-midi de chien).