1992 Le Temps d'un week-end (Scent of a Woman)

J’étais curieuse de voir la performance qui a valu à Al son seul Oscar (quelle aberration, un seul… et l’on peut comprendre les critiques lorsqu’ils disent en chœur depuis des décennies que, indéniablement, dans un monde idéal, un Oscar aurait dû aller vers au moins un autre film de sa filmographie), et j’étais assez amusée de voir Al à l’âge que j’ai aujourd’hui alors que je le découvre, mais ce qui me refroidissait était que je n’avais guère aimé (il y a bien longtemps) le film dont celui-ci est le remake (Parfum de femme, où Vittoria Gassman, que j’adore pourtant, joue un aveugle atrabilaire et brutal, vraiment antipathique), et les quelques images que j’avais vues dans les deux documentaires sur Al que j’ai regardés avant de me lancer dans ce Marathon me montraient clairement un film assez académique des années 90 (typiquement Le Cercle des poètes disparus). La filmographie très pauvre du réalisateur est d’ailleurs un bon indicateur de cela.

Pendant une bonne partie du film, de fait, le personnage de l’aveugle est fort pénible : irritable, provocateur, vulgaire, parlant très fort, c’est un déplaisir de devoir le supporter à l’écran. De plus, une scène cruciale pour l’intrigue (un gag humiliant pour le doyen de l’université) n’est pas crédible du tout (surtout la réaction des dizaines d’étudiants présents), ça m’a pas mal gâché le début du film. Si l’on ajoute à ça que les étudiants fils-à-papa sont particulièrement agaçants et que Philip Seymour Hoffman, dans l’un de ses premiers rôles, joue épouvantablement mal (selon moi), j’ai senti que les deux heures trente allaient être très, très longues (de fait, c’est trop long).

Mais, comme on comprend au fur et à mesure que cet homme devenu aveugle (à cause de l’explosion d’une grenade) s’est créé une carapace de provocateur par désespoir, il devient vraiment attachant (et sa forte personnalité, incarnée à la perfection par Al, est vite fascinante).

Le jeune homme candide et pur est parfaitement incarné et joué par Chris O’Donnell (il a un mérite fou, car il est tout le temps assez passif, dans l’étonnement, l’hésitation, la timidité, ça doit être excessivement dur de jouer si peu de variations tout en étant sans cesse ou presque à l’image).

Le jeu sur le lien père/fils ou mentor/élève qui se crée (implicitement) au fil des heures sur deux jours est superbement écrit, c’est très riche et très fin.

La scène (très célèbre) du tango est un très beau moment de grâce (et la jeune actrice que l’on ne voit que durant ces quelques minutes, Gabrielle Anwar, joue merveilleusement bien, un bijou, le contraire de Philip Seymour Hoffman plus tôt dans le film, pourquoi n’a-t-elle pas fait une plus belle carrière ??), pas seulement le tango lui-même, mais ce qu’il y a avant et après : voir le visage de l’aveugle transfiguré de l’intérieur par la proximité avec une jeune femme et par son goût pour la séduction est une prouesse extraordinaire d’Al, une énième preuve de la richesse de sa sensibilité au service de son art.

Donc, j’ai pu quand même apprécier le film, qui est d’ailleurs globalement très bien fichu (et la musique joue un vrai rôle, elle est formidable, souvent très émouvante, alors que je suis habituellement on ne peut plus indifférente aux bandes originales). Et puis, bien sûr, admiration totale pour Al : arriver à si bien jouer tout en simulant le regard d’un aveugle, quel boulot… Je dois néanmoins dire qu’un énorme paradoxe et une grande frustration quand on regarde ce film est que, puisque le jeu d’Al (dans toute sa carrière) passe beaucoup par l’expressivité de ses yeux, ce film pâtit du fait que son regard est tout le temps fixe et dans le vide, afin d’exprimer la cécité.

Autre élément qui m’a frappée : la force de caractère narcissique et à la limite de la brutalité qui émane de son personnage (par exemple lors de son long discours à la fin, autre moment fort pour ce si grand acteur) est tellement à des années-lumière du gentil jeune homme bohème qu’il jouait vingt ans plus tôt dans L’Épouvantail… C’est incroyable que ce soit un seul et même acteur…

Néanmoins, tout cela cumulé fait que c’est l’un des films avec Al que je n’ai pas envie de revoir (une seule fois suffit), trop classique et ronronnant dans la forme, et avec un personnage trop agressif et agaçant.

Mises en abyme : lors de cette scène majeure en fin de film où le héros improvise un discours enflammé devant un amphithéâtre plein (rien qu’avec cette scène, on peut dire qu’Al est vraiment un très grand orateur en tant qu’acteur), il fait une allusion implicite mais transparente à Justice pour tous avec la célèbre phrase « You’re out of order » et, plus subjectivement, une allusion à la célèbre fin de Scarface en évoquant un lance-flammes. Je dois dire que j’ai trouvé un peu complaisantes ces mises en abyme/clins d’œil… Elles me font penser à deux private jokes pour initiés, et ont le défaut de diminuer la sincérité du monologue passionné que nous entendons, puisque, en quelque sorte, l’acteur enlève pendant quelques secondes le masque de son personnage pour faire apparaître l’acteur lui-même à travers le clin d’œil à sa carrière, alors que le spectateur est en totale empathie avec le personnage dans ce poignant monologue.