1990 The Local Stigmatic

Ce film a un statut incroyablement bâtard : considéré comme un film, alors qu’il dure seulement 53 minutes (dont deux minutes de générique) (Wikipédia annonce 56 minutes) ; censé être une pièce de théâtre (qu’Al a d’ailleurs jouée vingt ans plus tôt) mais filmée dans plusieurs endroits, y compris en extérieur ; extrêmement peu projeté et diffusé depuis l’année de sa sortie (pourquoi ? Lire sur le sujet et voir ce film me donne nettement l’impression qu’Al a dû percevoir que le film n’était pas à la hauteur, et je devine qu’Al est, depuis lors, dans une assez inconfortable posture diplomatique pour ne pas l’avouer) ; toujours présenté (dans les livres sur Al) comme plus ou moins un film « d’Al Pacino », alors que, dans le générique de fin, son nom n’apparaît ni pour la réalisation ni pour la production (il a été réalisé par un homme de théâtre chevronné, David Wheeler, qui a d’ailleurs dirigé Al sur scène) ; totalement absent du réseau des médiathèques de Paris et des sites de VOD ; vendu presque en catimini sur Amazon (et à prix d’or sur la version anglo-saxonne d’Amazon…) dans un coffret 3 DVD qu’Al a fini par se décider à sortir en 2007 (addendum juillet 2024 : ce coffret a désormais disparu d’Amazon !). Mais, malgré tous ces boulets au pied, ce court film au statut flou fait pourtant partie de la filmographie d’une superstar, c’est comme ça.

Je ne savais donc pas du tout à quoi m’attendre en commençant le film, qui est visible sur YouTube grâce à un internaute, merci beaucoup à lui.

J’ai immédiatement été plongée dans le ressenti suivant : comme ce n’est pas sous-titré en français et qu’Al parle avec un accent cockney à couper au couteau (et jugé très négativement par les Anglais sur Internet, car considéré comme étant irréaliste) (Al joue un homme manifestement perturbé et malsain, ce qui a dû l’influencer pour créer ce phrasé très dur et tranchant), je n’ai pas bien compris l’intrigue, ce qui m’a obligée à devoir me contenter de la magnifique voix d’Al (je pourrais l’écouter lire l’annuaire téléphonique en turc, donc ce n’est pas grave) et observer toute l’étendue de son jeu sans comprendre la plupart de ses paroles.

Cette situation singulière (pouvoir voir et entendre mais ne pas pouvoir comprendre, ou si peu) met incroyablement bien en relief un résumé de ce qu’aura été Al dans l’histoire du cinéma : dégaine de rock star + visage et yeux hyper expressifs + phrasé magnifique et atypique + confiance en soi démesurée (renforcée dans ce film par le contraste avec son inséparable concubin, dominé, terne et falot) + sensibilité à fleur de peau + violence contenue + inventivité permanente dans les détails. Ça fait beaucoup ! Mais c’est tout ça, pour moi, ce qui explique concrètement pourquoi Al est au-dessus de tout le monde.

La réalisation est raisonnablement bonne, quoiqu’un peu statique, mais l’image n’est pas très belle, à cause d’un manque de moyens je suppose, et la version DVD n’a pas dû être améliorée en passant sur YouTube. L’intrigue est très particulière, un peu creuse (il ne se passe vraiment pas grand-chose et il y a beaucoup de silences), assez malsaine, et empreinte d’humour absurde (à de nombreuses reprises, on croirait être devant un film d’Aki Kaurismäki ou de Roy Andersson).

Néanmoins, quiconque aime le jeu d’Al a tout à gagner à voir ce film, car il y prouve son génie une fois de plus, mais aussi et surtout parce qu’il y a une séquence magistrale, si ce n’est magique, qui commence au cours de la 19e minute et finit huit minutes plus tard ; dans cette longue scène, les deux concubins sont assis dans un pub tranquille, et Al, avec une totale économie d’effets (son visage est presque tout le temps impassible) rend son personnage comme absent, sombre, abattu mais irritable. Rien que ça, c’est déjà un tour de force, mais il y a aussi un phénomène plus qu’étrange, en particulier jusqu’à la fin de la 24e minute : en l’espace de ces quelques minutes, on a l’impression d’être par moments face à la tristesse paisible et la délicatesse dans les gestes de Bobby Deerfied, par moments face à Tony Montana au bord de d’explosion, et avec ce sentiment qu’il pourrait être très, très violent, par moments face au côté voyou paumé et ultra-sensible de Sonny Wortzik (Un après-midi de chien) (la similitude est trait pour trait, au clignement de paupière près). Donc, bien que le film en lui-même soit très mineur, les fans d’Al doivent absolument voir ces huit minutes, ce stupéfiant et inattendu panaché de trois de ses plus grands rôles.

À ce jour, seules 44 387 personnes/probables fans d’Al ont vu cette vidéo YouTube en sept ans. (Je termine cette chronique une douzaine d’heures plus tard : seize personnes de plus se sont connectées. Qui êtes-vous, chers inconnus, qui avez choisi le même moment que moi pour découvrir ce court film très peu connu et vieux de trente-trois ans ? Seize membres de la Fraternité des admirateurs d’Al ? Seize personnes qui préparent un site Web sur l’intégralité de ses films ?)

Addendum - L’autobiographie d’Al, parue en France en octobre 2024, confirme le statut doublement bancal de ce film (il en parle de la page 252 à la page 255) : primo, il en parle comme si c’était « son » film, alors qu’il cite pourtant le nom du réalisateur, David Wheeler, et Al a manifestement contribué au montage, du moins il était présent en salle de montage. Il faut donc en conclure qu’il l’a produit et a contribué au montage, et que c’est la raison pour laquelle c’est « son » film. Seconde confirmation par rapport à mon intuition : il apparaît clairement qu’Al a manqué de confiance en lui pour le montrer publiquement.

En revanche, l’éclairage nouveau qu’apporte son livre concerne la datation du tournage : pas de date précise, comme toujours avec Al dans Sonny Boy, mais après le tournage de Révolution, donc en 1985 au plus tôt. Personnellement, en me basant sur le physique d’Al dans le film, je n’arrivais pas bien à situer l’époque du tournage, et la photographie fait anachronique, elle fait plus film/téléfilm des années 70. Autre information inédite : ça a été filmé à Atlanta, alors que l’ambiance fait pourtant très anglaise.