1990 Le Parrain III (The Godfather Part III)
Étant donné ma très haute opinion des deux premiers Parrain, j’avais peur, au vu des critiques et connaissant la réputation en demi-teinte du Parrain III, que cette suite soit entachée de déception pour moi. De plus, je savais que le film était assez crépusculaire, testamentaire, et j’aurais voulu garder ma vision des personnages et des acteurs encore jeunes et/ou vivants.
Je suis rapidement revenue sur ces a priori : c'est une suite plus qu’honorable, je ne comprends pas qu'elle n'ait pas une postérité à peine en deçà des deux autres Parrain. Je devine que cette suite pâtit du simple fait que beaucoup de personnages sont morts, que ceux encore vivants ont vieilli, et cela donne une impression négative, triste, désenchantée, que beaucoup de critiques ont rejetée, peut-être comme si cela les déprimait un peu trop, en rapport avec leur propre destinée... C'est pourtant un très bon film, avec deux scènes de mitraillage d'anthologie et une séquence finale (sur les marches du théâtre Massimo à Palerme) qui, selon moi, fait partie des scènes les plus poignantes de l’histoire du cinéma.
Pourtant, le film ne commence pas bien, dès la première scène : primo, le comédien qui incarne le prélat surjoue le côté nerveux, vieux garçon, mielleux tout en étant raide, sans carrure, ce n’est pas une réussite. Secundo, en arrière-plan, on découvre déjà George Hamilton, et l’on sait qu’il a dû remplacer Robert Duvall pour le rôle de l’avocat : on perçoit hélas vite qu’il est assez insipide, alors que Duvall était passionnant à voir jouer, tout en sobriété, et son rôle était beaucoup plus riche, puisqu'il était un frère de cœur en plus d'être l'avocat de la famille ; quel dommage qu'il ait apparemment refusé le rôle par éthique, pour ne pas avoir l'air « d'aller à la soupe »... Il a ainsi privé les cinéphiles de la prolongation de son rôle.
Tertio, j’ai été immédiatement perturbée (et je le serai tout le film) par la ressemblance entre Al, vieilli pour le rôle (un peu trop... il perd beaucoup de son charme), et Gilbert Melki (ça, ça va encore, Melki est très bel homme, et d’ailleurs le cinéma français le sous-utilise honteusement), mais surtout avec... Nicolas Sarkozy !! La ressemblance, omniprésente et très désagréable, comprend également la posture du corps, certains mouvements, la façon de regarder par en dessous et de rider son front... En outre, suis-je la seule à trouver que le choix de coiffure pour Al, cette coupe en brosse poivre et sel assez laide et voulue par Coppola, est une grosse erreur (l’une des très rares du réalisateur dans cette saga exceptionnelle) ? En plus du fait que cela accentue cette ressemblance extrême avec Sarkozy, je trouve que cela lui va tellement mal que cela dessert le film, et c’est présent dans mon esprit à chaque plan… Je découvre (dans le livre d’entretiens au long cours avec Lawrence Grobel) qu’Al lui-même n’était pas d’accord du tout avec cette coiffure, qu’il aurait voulu avoir les cheveux un peu longs, et que ça a été une erreur et l’antithèse du personnage. Je ne saurais mieux dire.
Dans la foulée, la deuxième séquence (celle du banquet donné chez Michael Corleone) ne démarre pas bien non plus tant les figurants surjouent la joie et la convivialité de façon outrancière. Heureusement, le film décolle vraiment à partir du moment où, d’une part, le personnage d’Andy Garcia apparaît et où, d’autre part, l’action de cette séquence se resserre sur la pénombre et le calme du bureau de Michael (faisant joliment écho au tout début du Parrain, avec son père, Vito, recevant lui aussi dans son bureau durant le mariage de sa fille, et un autre écho évident entre le début des Parrain I et III sera, quelques minutes plus tard, la valse entre Michael et sa fille pour ouvrir le bal).
On est néanmoins tout de suite dans le bain en ce qui concerne un point faible connu du film : l’interprétation de Sofia Coppola. En fait, selon moi, contrairement à ce qui est généralement écrit, ce n’est pas qu’elle joue mal : je trouve qu’elle joue assez correctement une jeune fille douce et timide (et la lumineuse blancheur de sa peau est très cinégénique), alors qu'elle a été tellement critiquée à l'époque sur ce point (aujourd’hui encore, c’est souvent mentionné dans les portraits d’elle dans la presse, elle doit en avoir marre de ne pouvoir se débarrasser de ça, c’est comme le sparadrap du capitaine Haddock). Le vrai problème est qu’il est plus qu’évident qu’elle n'est pas du tout à l'aise devant la caméra et qu’elle n’a aucune réelle envie d’y être (alors que l’envie d’être regardé est une composante inévitable du métier d’acteur, la championne toutes catégories était Marilyn, cela émanait d’elle par tous les pores). Ajoutez à cela une absence de charisme à l’écran (la totalité des acteurs à ses côtés dans ce film, même les petits rôles, sont écrasants pour elle par contraste à ce sujet-là), et vous obtenez effectivement un grand point d’interrogation sur pourquoi Coppola s’est aveuglé à ce point-là, lui qui a eu une intuition géniale en choisissant Al encore débutant, puis Matt Dillon et Mickey Rourke quelques années plus tard. Peut-être que son aveuglement a été proportionnel à son amour pour sa fille. Par conséquent, bien que je ne sois pas du tout fan de Winona Ryder (l’actrice initialement prévue pour ce rôle majeur du film), je pense qu’elle aurait été bien évidemment dix fois plus intéressante.
Dieu merci, un petit miracle contrebalance ça : Andy Garcia. Parfait, littéralement parfait, pour le rôle. Charmeur et sûr de lui, doux et pourtant dangereux, classe et vulgaire en même temps, explosif par moments, il est tout le temps passionnant. Et, surtout, quelle aisance devant la caméra… C’est d’autant plus frappant qu’il aurait pu se sentir écrasé par le poids du mythe lié à ce film et à Al.
L’autre acteur qui crève l’écran (en plus d’Al, bien sûr), c’est Joe Mantegna : dans le rôle de Joey Zasa, il est, à mes yeux, sur l’ensemble de la trilogie, le truand le plus passionnant à voir évoluer, à la fois classe en apparence et sans aucune morale, et involontairement comique dans sa dimension de mafioso cliché.
Un autre aspect assez important de cette suite est la montée en puissance de la sœur, Connie, dans le récit : rôle peu étoffé et peu visible dans les deux premiers Parrain, elle est désormais la femme qui seconde discrètement (et de façon quasi maternelle) son frère pour diriger le clan Corleone sur le plan pratique, sans mari visiblement, et sa caractérisation proche de celle d’une veuve sicilienne traditionnelle est non seulement belle à voir sur le plan pictural mais surtout émouvante, car elle fait désormais penser à la mère de Vito Corleone (donc sa grand-mère paternelle) elle-même jeune veuve (dans Le Parrain II), surtout lorsque, dans les dernière — dramatiques — minutes, elle recouvre d’instinct sa tête d’un châle noir… Magnifique idée.
Dans sa globalité, le film est admirablement équilibré entre une première moitié à New York (filmé parfois dans une certaine esthétique gothique à la Batman ou à la Edgar Allan Poe) et la seconde en Sicile, avec un coup d’accélérateur quand Michael Corleone, piqué au vif, sort de sa réserve un peu passive (et un peu ennuyeuse pour le spectateur) pour redevenir un chef de clan autoritaire, et le Vatican, avec ses mystérieux rouages financiers, est un background idéal pour un film de mafieux. L’intrigue (qui est un empilement de vengeances, d’assassinats et de spéculation financière) n’est pas toujours très compréhensible (et donc pas toujours très passionnante), mais on se laisse bercer par l’ensemble. Et la dernière phase du film est un impressionnant tour de force : un millefeuille narratif qui intercale un opéra sur scène, des meurtres dans l’enceinte de l’opéra, et des meurtres ailleurs (structure qui rappelle le célébrissime montage alterné du baptême à la fin du Parrain).
Enfin, que dire de la sublime scène finale sur les marches du théâtre Massimo à Palerme : dans un inoubliable camaïeu d’orangé, de noir et de brun, la tragédie grecque fusionne avec la Pietà de l’art italien selon Coppola, qui a l’intelligence de filmer en bonne partie en biais et au ras des marches de l’escalier, nous collant littéralement aux protagonistes et à leur détresse, avec un sublime extrait de l’intermezzo de Cavalleria rusticana, de Mascagni (l’opéra dont on voit des extraits lors de la dernière phase du film). Rien que pour cette scène (quintessence d’un mélodrame miniature), Le Parrain III est forcément un grand film.
J'ai particulièrement aimé que ce film fasse apparaître au grand jour ce que l'on ne percevait que de façon détournée chez Michael Corleone dans les deux premiers opus, le fait qu'il était très sentimental, très aimant et affectueux envers sa femme et ses deux enfants. En particulier, ce que l'on voit de son amour finement suggéré pour son ex-femme est magnifique, c'est vraiment un très grand rôle et une très grande interprétation : on ouvre les yeux sur le fait que Michael n’a jamais trompé sa femme, ne s’est jamais remarié et n’a pas de concubine (cette évidence, je crois que je ne l’ai jamais lue dans la littérature au sujet de la saga), Kay est réellement la femme de sa vie.
À cet égard, c’est dans ce troisième opus que Diane Keaton est le plus passionnante : dans les deux premiers Parrain, je la trouve toujours regrettablement obligée d’être passive, dans une situation inférieure à cause du pouvoir et de l’argent de son mari, alors que, dans ce troisième Parrain, elle a à jouer une amertume à peine voilée par la politesse nécessaire, une dureté teintée de méfiance envers son ex-mari, sur la défensive et manifestement dans la rancune et même la peur, mais aussi possiblement encore amoureuse, donc son rôle devient (enfin) bien plus complexe et plus fort. Diane Keaton joue cela de façon intense, sobre et belle, et il est difficile de ne pas être profondément touché par leur déambulation dans le bourg de Corleone et surtout par leur conversation, lors d’un repas en tête à tête, au sujet de leurs sentiments secrets l’un pour l’autre. Cette scène est d’autant plus magnifique (et potentiellement iconique) qu’elle est accompagnée de la sublime mélodie de Nino Rota présente dans la bande-son du Parrain II (sous le titre de Kay, de The Godfather at home, et de End title). Impossible de faire plus romanesque. Je pense d'ailleurs que c’est ce Parrain qui met plus nettement en avant le fait que la spirale de violence dans lequel Michael Corleone a été happé l’a empêché de mener la vie qu’il avait initialement prévue, et ça aussi, c'est un point fort dans l'écriture de ce troisième film.
Je dois quand même, pour une fois, mettre un bémol au sujet d’Al, car j'ai été déçue, et même stupéfaite, de découvrir ce qui est un gimmick récurrent dans le jeu d’Al (je m’en rendrai compte par la suite au fil de ce Marathon : Le temps d’un week-end, Glengarry, Insomnie, City Hall, Révélations, Manipulations dès son apparition à l’écran, etc. C’est omniprésent durant sa carrière, et ce, dès ses débuts) : dans d’assez nombreux plans, il ouvre et ferme la bouche fugacement, juste — c’est vraiment l’impression que j’ai — pour ne pas rester le visage complètement immobile, et je trouve très décevant qu’un si grand acteur ait recours à cela. En particulier, dans Le Parrain III, ce gimmick est visible une fois par plan sur lui, quasi systématiquement. Autre petite déception au sujet de son jeu : il passe beaucoup trop de temps à baisser la tête pour pouvoir rider son front, je suis certaine que c'est pour montrer son vieillissement, mais, trop, c'est trop.
Pour finir, trois choses. D’abord, l’émotion de retrouver de nouveau (comme dans les autres Parrain), dans le rôle du garde du corps Al Neri, l’acteur (Richard Bright) qui, vingt ans plus tôt, avait joué le rôle du frère d’Al dans Panique à Needle Park : les voir de nouveau côte à côte, alors que, durant ces vingt ans, Al est passé du statut de débutant à qui l’on donnait sa première chance au statut de superstar mondiale, tandis que la carrière de Bright n’a jamais décollé, c’est quelque chose que je trouve profondément poignant. Je me demande s’ils ont eu sur ce tournage un lien d’amitié et d’affection étant donné leurs débuts ensemble, ou pas du tout…
Deuxième chose, j’ai été éberluée et très mal à l’aise que Coppola ait l’idée incongrue de faire jouer le microscopique rôle du trésorier sans relief et sans aucune envergure à l’immense Helmut Berger (on ne peut d’ailleurs le reconnaître, je n’ai découvert sa participation que lorsque j’ai regardé la fiche Wikipédia du film après coup, et j’ai alors fait l’addition qu’il n’a que quinze secondes de temps de parole en tout…), Helmut Berger, ce miracle de grâce androgyne qui, tout en étant l’homme le plus beau de son temps, à égalité avec Delon, a créé deux des interprétations les plus puissantes, vibrantes et marquantes de l’histoire du cinéma, à seulement 25 et 28 ans : Martin von Essenbeck, aiguisé comme une lame de couteau, toujours sur une crête entre le ridicule, le baroque et la folie dans Les Damnés, puis Louis II de Bavière, d’une hypersensibilité exacerbée et incommensurable dans Ludwig, deux films de Visconti. N’était-il pas possible de lui donner un plus grand rôle dans Le Parrain III ? Ou d’étoffer le sien ? Ou était-il, à l’époque, en proie à des difficultés personnelles qui l’auraient empêché de s’investir davantage dans un rôle plus présent à l’écran ? Je me console (un petit peu) avec ce moment magique où Al lui dit quelques mots en le regardant : brève rencontre entre deux titans.
Troisième chose, j’ai été étonnée que, dans le director’s cut de 2020, Coppola ait voulu supprimer la mort de Michael en le montrant seulement assis dans sa chaise, âgé, et avec une citation (qui, d’après Wikipédia, signifie que Michael doit finir sa vie avec la tristesse en lui) : cette fin est tellement faible, passe-partout et anodine, on voit juste un vieux monsieur assis (peu importe la citation, dont le sens d’ailleurs n’est pas très clair), alors que la fin originale, avec Michael mourant en tombant de sa chaise (crise cardiaque ou AVC), est poignante et parfaite : c’est la fin d’un cycle, d’une vie, on aura vu ce personnage vivre, vieillir et mourir.
Coppola n’a pas non plus été bien inspiré pour le titre de cette nouvelle version ; le titre n’est pas brut de fonderie Le Parrain III, c’est : Le Parrain de Mario Puzo, épilogue : La Mort de Michael Corleone. Bien placé dans le concours des plus mauvais titres. Et l’on ne peut pas soupçonner Puzo d’avoir fait un caprice de diva, il était mort depuis vingt et un ans.
Mise en abyme : deux mises en abyme même, lors du déjeuner entre Michael et Kay en tête à tête. Primo, on sait qu’Al et Diane Keaton étaient en couple au moment du tournage, mais n’étaient pas loin d’une séparation, et l’on sait également que la séparation a été du fait d’Al : donc difficile de ne pas plaquer une dimension personnelle et autobiographique en voyant Kay, en pleurs, avouer son amour à Michael malgré toutes les difficultés qu’il lui a fait subir. Seconde mise en abyme vingt-sept ans plus tard, lorsque Diane Keaton a reçu un prix en 2017 pour sa carrière, Al lui a dit publiquement, au micro et devant les caméras : « And I love you forever ». J’ai instantanément vu un parallèle, là encore, avec ce que dit Kay dans la scène en question : « I always loved you […] and I always will. »