1989 Mélodie pour un meurtre (Sea of Love)
Une très bonne surprise. Très certainement l’un des meilleurs films avec Al dans le « groupe 2 » (le « groupe 1 » étant constitué du Parrain I et II, Un après-midi de chien, etc.), avec une petite touche émouvante en plus, puisque, pour ce retour en fanfare d’Al sur les écrans après un break de quatre ans (le film a coûté 19 millions de dollars et a rapporté presque 111 millions), on le voit clairement sur une ligne de crête entre ses jeunes années (son visage et sa coupe de cheveux dans ce film font parfois penser à Un après-midi de chien, à Bobby Deerfield, etc.) et le visage qu’il aura par la suite (je pense en particulier à son visage dans Frankie et Johnny et dans Heat).
Le côté « thriller érotique années 80 » de ce film m'avait toujours fait fuir (en fait, c'est bien plus subtil que ça, rien à voir avec Neuf semaines et demie par exemple, les scènes sexy sont très peu nombreuses et ne sont pas présentes uniquement pour remplir les salles), et le film commence moyennement bien : au début, trop de choses sont très soulignées et se veulent originales de façon trop évidente, voire un peu lourde. Par exemple, pour la toute première séquence, ça se voit trop que le réalisateur a voulu frapper fort, et pas en finesse lorsqu’il filme en gros plan une paire de fesses masculines en pleine action… Autre exemple manquant de naturel peu après, lorsqu’Al commence son enquête en manipulant un cadavre masculin entièrement nu tout en parlant de son ex-femme à son collègue (qui est en couple avec ladite ex-femme) : c’est trop évident que ça se veut original et un peu provocateur.
Également, la caractérisation du personnage masculin principal est bien trop soulignée, en cochant case après case : il bosse et a l’air d’aimer son métier (policier à New York), mais il ne va pas bien, il est malheureux, il est seul, il boit trop, il se blinde, il n’arrive pas à oublier son ex-femme, etc. À ce stade, on peut se dire que, si le réalisateur, Harold Becker — qui tournera de nouveau avec Al sept ans plus tard —, n’est pas passé à la postérité, c’est qu’il doit y avoir une raison. (Je vois que ce monsieur est toujours vivant, à presque 96 ans, longue vie à lui !)
Heureusement, à partir du moment où l'enquête policière commence et où, peu après, le héros est complètement attiré par la femme qu’il suspecte, le film décolle et est complètement transfiguré, il devient très divertissant, très agréable, subtil, et, surtout, le personnage masculin est lui aussi transfiguré : très touchant, très humain, et ça en fait l’un des plus beaux rôles d’Al, je trouve, et l’un des plus beaux films d’amour dans le cinéma moderne. En effet, parallèlement à l'alchimie XXL entre Al et Ellen Barkin (on a d’ailleurs du mal à croire qu'ils n'étaient pas ensemble dans la vie tellement ils fusionnent érotiquement à l’écran), c’est aussi très émouvant de voir deux personnages aussi seuls se plaire à ce point et avoir tant besoin l’un de l’autre. C’est rare que les trois volets que sont l’attirance physique, le sentiment amoureux et la solitude affective soient aussi présents et intenses. Ne serait-ce que sur ce point, ce film est une réussite.
De plus, la performance d’Ellen Barkin (que je ne connaissais pas du tout, et qui a un physique atypique et déroutant, c'est donc intéressant) est vraiment forte, ce n’est pas juste un second rôle, derrière la star, dans un thriller érotique : aussi bien vibrante et gracieuse que sur la défensive et fermée, elle alterne en permanence (je dis bien : en permanence) entre dureté et grande douceur, quelque chose de masculin et une grande féminité, une dangerosité potentielle et de la vulnérabilité. Sa performance est saisissante, et c’est rare de voir un tel éventail dans un seul rôle, a fortiori un rôle féminin (je fulmine fréquemment en voyant le nombre écrasant de films où le personnage principal masculin a un rôle riche et complexe, et où le personnage principal féminin a des lignes de dialogue banales et une psychologie très réduite, sans parler des innombrables rôles d’épouse où on ne les voit qu’en train de préparer le repas ou s’occuper des enfants lorsque le héros rentre chez lui ! et je n’invente rien).
Al est, comme à son habitude, ultra-inventif, et son accent reconnaissable entre mille est toujours un bonheur à entendre. En particulier, la séquence dans la boutique de chaussures (qui dure quatre minutes et demie, à partir de 1 h 01 min) devrait être montrée à tous les apprentis comédiens du monde : par d’innombrables micro-expressions du visage ou mouvements du corps, il nous fait littéralement lire les émotions de son personnage. Mention spéciale, à 1 h 01 min 53 s, lorsqu’il entre dans la boutique : sur son visage de quarante-huit ans (au moment du tournage), on le sent timide comme un ado, amoureux en venant voir la femme pleine d’assurance avec laquelle il vient de passer une merveilleuse première nuit, mais aussi angoissé, puisqu’il la soupçonne d’être peut-être un assassin (ce qui à la fois le met en danger et risque de mettre un terme à cette belle histoire qui commence à peine), puis impeccablement sûr de lui quand il fixe du regard un voyou et quand il vocifère à propos du rejet que les gens ont envers les policiers.
À la fin du film, lorsqu’Al galope après l’héroïne dans la rue, parmi les passants, pour essayer de se faire pardonner et la reconquérir, ça frôle le cinéma-vérité : leur compatibilité est telle que l’on a vraiment l’impression de voir une scène du réel en caméra cachée, et l’on ne peut qu’avoir envie de les retrouver dans une suite (quel dommage que ça n’ait pas été fait…).
Le film a la grande qualité d’être très varié : on a à la fois un sacré suspense sur presque deux heures, une enquête originale dans un New York assez poisseux, cette puissante histoire d’amour naissante, et un côté buddy movie grâce à l’association, elle aussi parfaite, entre Al et John Goodman, gros nounours de vingt centimètres de plus que lui, toujours sympa et naturel. Que n’ont-ils fait d’autres films pour reconstituer ce duo de policiers new-yorkais naturellement complices !!
Bref, j’ai passé un excellent moment. Le scénariste, Richard Price, a fait du très bon boulot, ce film est bien plus riche, mieux rythmé et plus amusant que deux autres auxquels il fait penser dans la filmographie d’Al dans ces années-là : Frankie and Johnny deux ans plus tard (une autre histoire d’amour difficile à mettre en place, avec compatibilité XXL entre Al et Michelle Pfeiffer, et Al jouant encore un homme divorcé et seul) et Insomnia treize ans plus tard (là encore, un policier qui mène une enquête suite à un meurtre).
En outre, le fait que le sublime slow des années 50 Sea of Love (unique tube de Phil Phillips) joue un rôle récurrent dans le film (au point de lui avoir donné son titre en VO) est un atout supplémentaire (et heureusement qu’il est là, pour pallier les instrumentaux de saxophone, en particulier dans le générique de début, dont la musique a horriblement vieilli, pour ne pas dire atrocement vieilli). Par ailleurs, un film où l’on peut voir Al marcher en slip et enfiler son pantalon (1 h 11 min) est forcément intéressant sur l’échelle du Marathon Pacino.
Mise en abyme : Ellen Barkin et Al n’étaient pas en couple en dehors du tournage, malgré la sexo-compatibilité géante entre eux à l’écran, mais elle partageait alors la vie de Gabriel Byrne, à qui Al a fini par beaucoup ressembler une dizaine d’années après ce tournage, au début de sa soixantaine.
Cette mise en abyme est double et inversée, puisque, six ans plus tôt, Gabriel Byrne a été à l’écran l’amant de Jill Clayburgh, qui fut la compagne d’Al aussi bien pendant ses dernières années de galère qu’à l’époque où il a été propulsé superstar (Le Parrain). Ce film de Costa-Gavras, Hanna K., n’est pas passé à la postérité : perpétuellement atone et lent, marivaudage ennuyeux (à trois puis à quatre — une femme et trois hommes) et fourmillant d’invraisemblances parfois ridicules, dialogues souvent clichés et creux, avec le conflit israélo-palestinien comme toile de fond sous-exploitée.
Autre mise en abyme : le nom de famille du personnage d’Al est Keller, comme Marthe Keller, un grand amour dans la vie d’Al. Ça a dû l’amuser.