1983 Scarface
Évidemment très impressionnée par la performance d’Al... Son visage et son corps émaciés pour ce rôle. Son travail pour avoir un accent cubain tout au long du film et un phrasé dénotant un manque d'éducation. Son travail sur la bouche et la mâchoire (à la limite de la grimace) m'impressionne et le rend souvent méconnaissable, en particulier dans ses accès de colère (et les plis nasogéniens qu’il avait de façon très marquée dès cette époque-là, à seulement quarante-deux ans, renforcent cela). Sa coupe de cheveux courte (pour une fois, lui dont les cheveux mi-longs sont la marque de fabrique), tellement reconnaissable sur photo que l’on peut deviner, depuis quarante ans, que c’est lui dans Scarface même sans voir son visage…
Bref, il est complètement métamorphosé. Je dois dire qu'il est même extrêmement difficile d'appréhender intellectuellement le fait que c'est le même homme qui a joué, d’une part, ce narcotrafiquant limité et vulgaire, et, d’autre part, neuf ans plus tôt, le mafieux classieux et introverti qu'est Michael Corleone et, six ans plus tôt, le pilote doux, taiseux et gentleman de Bobby Deerfield... Il est aussi très frappant (et presque perturbant) que ce rôle, que l’on peut qualifier d’extrême, ait été joué seulement un an après son rôle de charmant dramaturge new-yorkais dans Avec les compliments de l’auteur. Le génie d’Al réside en grande partie dans ce grand écart dont il est régulièrement capable (en plus de son incessante inventivité et de son expressivité).
Le film en lui-même est ultra-divertissant et plaisant, sans un instant d’ennui, très bien fait dans le genre « film opératique malade », et son côté parfois kitschissime n'est pas insupportable, c'est même parfois esthétiquement très beau (en particulier le jeu entre couleurs et obscurité pour des scènes nocturnes, par exemple la magnifique scène d’arrivée chez la mère du héros ; la ville de Miami est tellement parfaite pour ce film que l’on a du mal à croire que le tournage a failli avoir lieu à Chicago, comme pour le Scarface de Hawks).
Au fur et à mesure, on sent sourdre un danger et l’inéluctabilité d’une issue tragique, le film est imbibé d’une ombre mortifère et est toujours tourné vers cette chute à venir ; c’est aussi ça qui fait que Scarface est un grand film, dans la tradition des grands films noirs. On dit toujours que, lorsque des artistes enregistrent un album, écrivant un roman, réalisent un film, il ne leur est pas possible de savoir si ce sera un triomphe ou un échec ; quand on voit à quel point Scarface a tout du film culte, sur tous les plans et dans toutes ses strates, j’aimerais savoir si certains sur le tournage devinaient qu’il ne pourrait pas en être autrement…
Le point fort du film, qui en compte beaucoup, c’est le personnage principal (unique : attendrissant et repoussant, dur et affectueux, bête et excellent stratège, droit et vendeur de mort) et l’incarnation perpétuellement passionnante qu’en fait Al. Voir ce personnage aussi mal gérer son mariage (alors que l’on peut deviner son attachement à sa femme) et ses affaires (parce que consommateur de cocaïne lui-même, et parce qu’il refusera de laisser assassiner une femme et deux enfants, un sens moral qui occasionnera sa propre perte) est profondément attristant et poignant. Voir les yeux d’Al pleins de doute enfantin lorsque s’ouvre la porte de l’appartement où va avoir lieu la scène de la tronçonneuse, ou de timidité lorsqu’il est présenté à Michelle Pfeiffer, voir son attitude dure, concentrée et tragique, presque shakespearienne, lorsqu’il traverse la boîte de nuit pour aller chercher sa sœur ivre aux toilettes, voir sa masculinité exacerbée dans tant de clichés tout au long du film… Je trouve donc plutôt bon signe que les caïds de banlieue dans le monde entier l’aient pris comme modèle, ils ont bon goût !
D’autres points sont sensationnels. D'abord, avoir sélectionné Michelle Pfeiffer, alors que bien d'autres actrices (comme Glenn Close) ont été envisagées avant elle, est un choix fantastique : avec sa beauté glaciale et plus que parfaite (et les excellents choix faits pour la coiffure/le maquillage/le stylisme), cela renforce à la puissance mille, pour le spectateur, le fait que Montana l'a voulue comme femme-trophée, et je pense que ce sujet (celui de la femme-trophée) n’a jamais été aussi bien traité à l’écran, il imprègne littéralement chaque scène avec les deux protagonistes. De plus, l'actrice joue très, très finement la froideur, l'ennui, le mépris, l’amertume de n'être qu'une femme-objet, et laisse percevoir tout aussi finement, dans d’autres scènes, la sensibilité que son personnage dissimule ; Michelle Pfeiffer est un énorme plus dans ce film, je suis étonnée que cela ait été si peu dit (il me semble). Il est rare qu’un personnage secondaire féminin (surtout un rôle de femme-trophée nonchalante et parlant assez peu) ait une telle force.
Et la scène de la demande en mariage (incongrue, puisqu’ils ne sont alors pas encore en couple) est un mini-chef-d’œuvre de direction d’acteurs et de mise en scène : ce mélange maladroit de sentiments sincères de la part de Tony (on l’a vu lors de nombreuses scènes auparavant, il a un immense béguin pour elle, et il faut noter ce point étonnant que Montana ne fait aucune autre conquête féminine, même d’un seul soir, dans le film), d’humilité (ne lui cachant pas ses origines plus que modestes) et de transaction financière comme sur un marché aux bestiaux ; l’attitude sensible, pudique et hésitante d’Elvira derrière ses lunettes de soleil opaques face à cette déclaration si directe ; et tout cela dans un plan sublime (la piscine privée, l’océan à l’arrière-plan, la lumière douce, les sons feutrés, l’élégance des deux personnages), c’est inoubliable.
Deuxième point (plus bref) qui m’a épatée sur-le-champ : n'importe quel réalisateur aurait mis « la scène de la tronçonneuse » (je découvre qu'elle est très célèbre) à la fin du film, pour montrer que la haine des ennemis de Montana et sa descente aux enfers atteignent un paroxysme. L'avoir mise dès le début de son parcours de truand, et ainsi montrer que, là où n'importe qui se serait fait épicier dans la foulée, terrorisé, lui n'en a cure, c’est une idée de scénario géniale et tellement gonflée pour caractériser un personnage extrême et borderline, puisque ce moment qui aurait dû le traumatiser ne l'empêche pas de rester dans ce secteur d’activité-là. (C’est Oliver Stone qui a écrit le scénario, mais De Palma aurait pu déplacer la scène à la fin, donc le mérite leur revient à tous les deux.)
Troisième point que j’ai beaucoup aimé : la complicité affectueuse entre Montana et son copain Manny (amusant, doux, candide, toujours décontracté, bref, aux antipodes de la nervosité et du caractère ombrageux de Montana) est un bijou. Typiquement ce genre de relation réussie entre deux acteurs que l’on aimerait retrouver dans une suite ! Le casting tout entier du film est d’ailleurs une très grande réussite, jusqu’aux gardes du corps, presque attendrissants dans leur simplicité et leur bonhomie. Et Mary Elizabeth Mastrantonio est exquise dans son rôle de petite sœur juvénile et pleine de fraîcheur, tout en délicatesse et énergie mêlées, contrairement à beaucoup de rôles de jeunes filles dans le cinéma actuel. (C’est un détail, mais il n’a peut-être jamais été relevé : je suis frappée de voir une forte ressemblance — globalement dans ces années-là, pas seulement dans ce film-ci — entre les visages de Michelle Pfeiffer et Mary Elizabeth Mastrantonio, si l’on excepte complètement la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux : traits ultra-fins et gracieux, petits nez, yeux écartés de faon).
Cependant, le film a deux défauts majeurs pour moi (moins lorsque je l'ai revu deux fois, en VO non sous-titrée pour observer encore mieux le jeu d’Al) : d’une part, la bande-son de Moroder est pénible et a épouvantablement vieilli (quand on a recours à une bande-son à la mode, elle se démode un jour ou l'autre, et, dans ce film-ci, c'est impitoyable), bien que je reconnaisse que, en revoyant le film, on s’habitue quand même à sa ringardise ; d’autre part, je trouve que, malgré les 2 heures 40 du film, on ne voit pas assez dans le détail la montée en puissance graduelle de Montana puis, à l'inverse, sa descente aux enfers : tout cela est traduit de façon trop abrupte et implicite, ça m'a sauté aux yeux et gênée. J’aurais tout simplement aimé qu’il y ait plus de courtes scènes pour nous montrer le quotidien de Tony Montana (comme les quelques séquences sans dialogues où on le voit se marier, ouvrir le salon d’esthétique de sa sœur, apporter les sacs de billets à la banque : scènes illustratives parfaites, et trop peu nombreuses).
Quelques autres points mineurs :
– ai-je été la seule à trouver faible la séquence (interminable) où Montana parle à sa sœur morte et archi-morte ? Qu’on veuille nous faire ainsi comprendre qu’il perd la raison sous le coup du stress, c’est entendu, mais c’est trop long et presque niais ;
– ai-je aussi été la seule à trouver que, en commençant son film avec des images de migrants cubains pendant presque quatre minutes (pour nous situer le contexte avec des archives), De Palma est hélas passé à côté d’une introduction mille fois plus forte : l’interrogatoire de Tony Montana par les services d’immigration, trois minutes et demie d’anthologie où l’on découvre, en quasi perpétuel gros plan, un personnage tout en roublardise, charme et mensonge pour sauver sa peau.
Nota bene : amusée de voir que De Palma est natif de Newark, la ville natale du personnage principal de Bobby Deerfield, et qui est une source d’amusement et de gags à plusieurs moments dans le film éponyme.
Mise en abyme : j'ai beaucoup aimé (en tant que néo-fan des Parrain) que De Palma souligne malicieusement (du moins, je veux le croire) la ressemblance entre la trajectoire de Tony Montana et celle de Michael Corleone, avec la maison surveillée 24 heures sur 24 par les gardes, son immense bureau noir (il n’y a pas exactement ça dans Le Parrain I et II, mais les scènes d’intérieur chez les Corleone y sont très sombres), la tentative d’assassinat à domicile (enfin... dans Scarface, c'est un peu plus qu'une tentative !), et le gigantesque clin d'œil que représente la scène où un personnage dit à un autre qu'il a joué avec Brando dans un film, à un mètre d’Al imperturbable...
Et j’ajoute que, à ma connaissance, il n’a jamais été signalé que le sourcil gauche en partie rasé de Tony Montana — gimmick qui a intégré les codes d’une certaine virilité bad boy chez les jeunes hommes pour les décennies suivantes dans le monde entier — a eu un précédent dans l’histoire du cinéma : le sourcil droit de Brando dans Sur les quais…