1980 La Chasse (Cruising)

Bon... Je savais à peu près à quoi m'attendre, puisque, au vu de quelques images dans les documentaires sur Al que j'ai regardés en janvier 2023 et, surtout, suite à la lecture il y a un an ou deux d'un grand article sur William Friedkin, je savais que ce film maudit ou presque (du moins pas encore réhabilité) était plombé par des scènes gays très explicites. Je savais aussi que c'était une « boulette » dans la carrière d’Al.

Je pense, maintenant que je commence à un peu maîtriser le déroulement de sa carrière, qu'il a pris le risque d'accepter ce film afin de continuer, encore et toujours, à aller à l'encontre du poids de sa célébrité liée au Parrain. Je trouve qu'il a eu raison, mais l'énorme erreur de Friedkin (je peux le dire maintenant que j'ai vu le film deux fois de suite) est d'avoir mis beaucoup trop de scènes gays : elles sont nombreuses (que ce soit dans les boîtes de nuit ou ailleurs) et très longues, très détaillées. C'est incompréhensible que Friedkin et ses producteurs n'aient pas perçu à quel point c'était un suicide commercial.

Ont-ils trop voulu « choquer le bourgeois » ? Ont-ils été un peu trop fans de ces scènes très crues ? À la place d’Al, je leur en voudrais pas mal, car ce film aurait été un classique de ces années-là si les scènes gays avaient été réduites au strict minimum (et si elles avaient été un peu plus chic !), pour ne pas s'aliéner une partie du public et des critiques.

En effet, tous les autres aspects sont franchement réussis, aussi ça me rend triste que ce beau film (mélange, incidemment, de Serpico, pour l’enquête policière secrète et à risques, et de Bobby Derfield pour le personnage taiseux, doux et introverti) soit marginalisé depuis plus de quarante ans à cause des scènes crues : le suspense est haletant, Al joue tout en douceur et en sensibilité (c'est encore une performance fabuleuse), les indices pour indiquer son éventuel trouble sont subtils et très bien dosés, les quelques scènes avec sa petite amie sont incroyablement délicates et gracieuses (quelle folie de n'avoir pas développé ce rôle féminin ! Moi-même, non-professionnelle, quarante ans plus tard, je vois tout de suite ce qui aurait pu être fait, toutes les scènes qui auraient pu être imaginées et tournées avec elle et lui), et le travail sur la photographie est excellent, je pense en particulier aux tons bleutés la nuit, surtout lors des scènes se passant dans le parc (comment se fait-il que le chef opérateur, James Contner, ait eu une carrière si riquiqui et peu glorieuse ??).

Al incarne un personnage profondément atypique : socialement intégré (au moins un minimum, puisqu’il a un travail de policier et une petite amie avec qui il vit), mais comme seul au monde, fantomatique, sans attaches familiales, pâle et doux, les yeux creux et tristes, presque maladif. Un vrai Werther perdu dans le XXe siècle. À cet égard, les scènes curieusement banales et ternes où on le voit dans son studio, loué par sa hiérarchie le temps de l’enquête, illustrent parfaitement le côté seul et triste de cet homme.

Bref, le simple fait que Friedkin ait mis autant de scènes très crues (et un peu ringardes désormais, très années 80, ça fait penser à Beinex) a flingué pour toujours la réputation du film, c'est un énorme gâchis...

Accessoirement, j'ai été perturbée le premier tiers du film, car Al me faisait penser à quelqu'un de célèbre, et je n'arrivais pas à trouver qui (coupe de cheveux épaisse et bouclée — qui ne lui va guère, d’ailleurs —, yeux immenses et tristes, silhouette un peu trapue, look cuir). Une fois que j'ai eu compris qu'il s'agissait de Lou Reed (autre New-Yorkais de renom et de génie) tel qu’il était plutôt dans les années 90, ça m'a perturbée aussi pour les deux autres tiers du film, car, dès lors, j'avais toujours Lou Reed en image subliminale.

Et, de façon plus générale, je trouve que, dans ce film (et sur les photos de plateau), Al ne… ressemble pas à lui-même. Je ne le reconnais presque pas. Il ne ressemble pas, par exemple, à lui-même dans Justice pour tous, tourné juste quelques mois plus tôt ! C’est certes une facette de son talent que d’être très différent de film en film, mais, là, c’est tout bonnement que j’ai l’impression de voir un inconnu. C’est on ne peut plus déstabilisant.

Très étonnamment, autant Al est méconnaissable (et pas à son avantage) dans ce film avec ses cheveux frisés et le teint livide, autant, lors des scènes de lit dans la pénombre, avec sa petite amie, son visage est éclairé et filmé comme le Caravage ou Le Greco aurait peint un masque mortuaire ou un saint agonisant. C’est picturalement magnifique, quoique très sobre, et Al y est romanesquement beau.

PS - Friedkin a vraiment un grain… (je le savais déjà par l'enfer qu'a vécu avec lui Jeanne Moreau durant leur bref mariage) : je découvre sur Wikipédia que, primo, pour que le film ne soit pas classé X, il a supprimé... quarante minutes au montage !! Quarante minutes ?? Qu'est-ce qu'il a bien pu mettre de potentiellement classé X durant quarante minutes alors que, déjà, ce que l'on a à l'écran est gratiné ??

Deuxième surprise, je découvre qu’Al renie clairement ce film, puisqu’il a longtemps demandé à ce que ce film soit… exclu de sa filmographie officielle ! Ça me met en rogne contre Friedkin : la performance d’Al est exemplaire, donc c'est extrêmement triste qu'il se sente honteux d'avoir fait ce film, tout ça parce que Friedkin a eu le mauvais goût de truffer le film de scènes à la limite du X et donc de le condamner à un suicide commercial.

En résumé, le film semble avoir définitivement, et depuis le début, une très mauvaise réputation, à la limite du film maudit (entre les manifestations qui ont entaché le tournage, les scènes très crues, le rejet viscéral d’Al envers ce film, et le mécontentement de Friedkin également), ce qui, par conséquent, prive beaucoup de gens de voir des moments très délicats dans certaines scènes, dont un geste de génie : lorsque le personnage d’Al est questionné par un supérieur hiérarchique sur son éventuelle connaissance d’un endroit de la ville qui est prisé par les gays pour la drague, Al se contente de lever de quelques centimètres ses doigts au-dessus de sa cuisse, geste à peine perceptible (que j’ai revu vingt fois de suite tellement c’est d’un culot incroyable) et qui signifie probablement qu’il en a un peu entendu parler, mais que ce sujet le gêne. Immense acteur.

Addendum : le surprenant regard caméra final.