1977 Bobby Deerfield
J’ai commencé ce film en étant plus qu’intriguée : je n’en avais jamais entendu parler, et j’ai eu la confirmation, en commençant à lire au sujet d’Al, que ce film a été son premier échec critique, et ce fut aussi un échec commercial. D’un autre côté, un simple coup d’œil sur Google Images et Pinterest montre qu’Al, dans ce rôle, aminci, voire émacié, était alors au sommet de sa beauté et de son élégance. Sur quoi allais-je donc tomber ? Un film réellement raté ? Ou un film mal compris, en retard sur son temps ou trop en avance ?
Verdict : je suis tombée sur un joyau mal taillé, une œuvre irrégulière mais au charme fou. Je forme le vœu que ce film soit enfin réhabilité un jour (mais, pour cela, il faudrait un journaliste ou écrivain de renom), en particulier du vivant d’Al et de Marthe Keller : ce film, qui passe toujours entre les mailles du filet dès que sont cités les sommets de la carrière d’Al, est un bijou de délicatesse, un grand film romantique (je peux d'autant plus le dire que c'est un genre cinématographique que je n'aime jamais), avec ce plaisir supplémentaire de voir un homme et une femme de 36 et 31 ans (le tournage a eu lieu en 1976) comme protagonistes, pas des jeunes gens, comme c’est souvent le cas au cinéma.
C’est aussi la plus belle histoire d’amour qu’ait jouée Al : non seulement parce qu’elle est (comme rarement dans sa carrière) le centre de l’histoire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas secondaire par rapport à l’intrigue principale (contrairement à dans Justice pour tous, Le Parrain, etc.) et qu’elle ne va pas de pair avec un suspense de film policier ou film noir (contrairement à dans L’Impasse, Mélodie pour un meurtre, etc.), mais aussi parce que Marthe Keller et Al y forment un duo fascinant de charme et profondément attachant, lui mutique et fuyant, extraordinaire de douceur sans être ennuyeux (le parallèle avec son jeu et son personnage dans Le Parrain I et II est souvent flagrant), elle fantaisiste et mutine, l’asticotant et le provoquant en permanence, et l’accent allemand de la comédienne est un élément précieux, atypique et amusant.
Il est d’autant plus injuste que ce film ne soit pas connu que le couple des deux personnages principaux est infiniment plus attachant que celui du célébrissime Nos plus belles années, autre film de Sydney Pollack, quatre ans plus tôt, censé être l’un des films les plus romantiques dans l’histoire du cinéma, alors que, selon moi, Barbra Streisand et Robert Redford y jouent de façon ultra-maniérée et poseuse et que les dialogues sont très verbeux, avec d’innombrables mises au point artificielles et inintéressantes entre eux.
Même chose pour Out of Africa, du même Sydney Pollack, et qui est pourtant censé faire partie du panthéon du cinéma moderne : je trouve que, tout au long du film, la relation entre Redford et Meryl Streep est maniérée, artificielle et quasi antipathique, à l’exception de la scène d’avion avec la musique de John Barry, une scène qui peut donner envie au célibataire le plus endurci de tomber amoureux !
https://www.youtube.com/watch?v=KDogVwHqixQ
Je pense avoir spontanément compris pourquoi le film Bobby Deerfield est si méconnu et si peu estimé, car, d’emblée, il présente trois défauts évidents.
Primo, il est assez atone et lent (alors que, pourtant, il s'y passe plein de choses). C'est complètement lié, je pense, au fait que le héros (dont le nom est le titre du film, preuve que tout est focalisé sur lui) est un taiseux, un introverti.
Secundo, pendant une grosse moitié du film, on pense qu’il s’agit de ce genre de comédie où « une peste fait tourner en bourrique un homme qui est exaspéré, mais qui la suit tout de même » (difficile de voir le film sans penser à Catherine Deneuve dans Le Sauvage, Françoise Dorléac dans L'Homme de Rio, voire Anna Karina dans Pierrot le Fou, et aux screwball comedies des années 30). Le problème est que, personnellement, j’ai horreur de ce genre-là, cousu de fil blanc et criard (hormis quand c’était très bien fait, à la grande époque, je citerais Paulette Goddard et James Stewart, parfaits dans L’Or du ciel, en 1941), et, en mettant mes goûts de côté, on peut dire que ces films sont toujours superficiels (alors que, bien au contraire, Bobby Deerfield n’est pas du tout superficiel, on le comprend progressivement).
Troisième problème, le personnage de Marthe Keller souffre d’un problème d'écriture. Primo, pendant les deux premiers tiers du film, on suppose (ça ne crève pas les yeux) qu'elle est attirée par Bobby Deerfield, mais que, paradoxalement, elle le fuit en permanence et prend même le risque, avec nonchalance, de ne plus jamais le revoir : personnellement, en voyant le film une première fois (tout change quand on revoit le film…), j’ai passé une grande partie du récit à me demander s’il l’attirait réellement, tant elle le traite avec un quasi-mépris.
Secundo, le comportement loufoque du personnage féminin et son franc-parler extrême donnent l’impression qu'elle est dérangée mentalement, mais, soudain, pour le dernier tiers du film, quand ils sont enfin en couple et heureux, elle est désormais, au contraire, toujours agréable et calme. Ça m'a sauté aux yeux que la caractérisation du personnage était assez ratée sur ce plan-là, le plan de sa personnalité. Pollack a sûrement voulu créer un suspense en la faisant d’abord fuir le héros (sous-entendu : tous les spectateurs, sur leur siège, piaffent d’impatience pour qu’ils tombent enfin dans les bras l’un de l’autre, et c’est typique de ces comédies basées sur une pseudo-incompatibilité des deux héros), mais cette étape est trop marquée, pas assez équilibrée avec la suite du film, surtout que ce n’est pas réellement une comédie.
Et il y a aussi un problème dans le problème (attention, spoiler, mais c’est pour votre bien, ça vous permettra de mieux apprécier le film si vous le voyez, je vous le garantis) : c'est très tardivement que l'on comprend que le personnage féminin a un cancer à un stade avancé (avant, il y avait eu un seul indice pour nous expliquer son hospitalisation vue en début de film : une mèche de cheveux qui se détache de son crâne, signe d’une probable chimiothérapie en cours). Le problème, le très gros problème, est que si Pollack nous avait fait comprendre bien plus tôt, par quelques détails, qu'elle avait un cancer avancé, on aurait compris le comportement de la jeune femme durant les deux premiers tiers du film (c'est-à-dire : elle pense ou elle sait qu'elle va mourir, donc elle ne veut pas se lier et s’attacher à Bobby Deerfield). Et le fait que ce personnage féminin soit aussi magnifique physiquement, dynamique et rayonnant — pas visiblement malade du tout — nous induit complètement en erreur.
C'est seulement en voyant le film une deuxième fois d'affilée que tout s'explique dans le comportement de la femme (et, à cet égard, Marthe Keller joue formidablement bien, aussi bien lorsqu’elle fait tourner Bobby en bourrique que lorsqu’elle est enfin en couple avec lui) (mais QUI a regardé deux fois de suite ce film méconnu ? Pas grand monde, j’imagine, et en tout cas probablement personne parmi les spectateurs de l’époque).
Un autre aspect que j’ai compris trop tard (seulement en revoyant le film sur-le-champ), c’est qu’ils sont tous les deux liés par la possibilité de mourir (lui en tant que pilote de Formule 1, elle avec le cancer). C’est une magnifique idée de scénario, donc je trouve terriblement dommage que Pollack n’ait pas fait comprendre au spectateur que le personnage féminin pouvait mourir, cela aurait considérablement enrichi la perception du film.
Les atouts de ce film sont pourtant innombrables, et je veux citer en premier le fait qu’Al a été habillé et coiffé pour être au sommet de sa séduction (même sa voiture, ses lunettes de soleil et sa montre sont classe !), que son intériorité, sa lenteur, sa concentration sont très proches de celles pour son interprétation iconique de Michael Corleone, et que son alchimie avec Marthe Keller est gigantesque (il n’est pas surprenant qu’ils aient eu le coup de foudre pendant le tournage, c'est d’ailleurs connu, je le savais depuis longtemps sans jamais m’être intéressée à Al), et je recommande absolument de regarder sur YouTube l’interview (en commun avec Anny Duperey) de Marthe Keller en 1976 pour la promotion du film.
https://www.youtube.com/watch?v=g0kelv-tWiw&t=0s
Ultra-solaire, exquise, ultra-sexy, avec encore plus de grâce que dans le film, elle est irrésistible (et lorsque Bobby Deerfield dit à Lilian qu’il la trouve irrésistible, on ne peut que percevoir de gros clignotants rouges au-dessus de sa tête selon quoi c’est aussi Al qui trouve Marthe irrésistible !). Cette belle archive sur YouTube illustre à la puissance 10 la raison pour laquelle leur couple (dans la vie, à défaut de leur couple à l’écran) a fait date dans la petite histoire du cinéma moderne.
Pour l’anecdote : regardez sur YouTube une interview d’Ursula Andress en 1965, vous découvrirez que la beauté sans borne de l’autre célèbre Suissesse du cinéma est très proche de la beauté de Marthe Keller ; avec elles deux, on est dans la stratosphère de la beauté. https://www.youtube.com/watch?v=x3epE0FZCAY
(Il est à noter que, dans leur interview commune évoquée ci-dessus, Anny Duperey et Marthe Keller évoquent la seule journée de tournage qu’elles ont eue ensemble pour une scène, laquelle ne figure absolument pas dans le film. Quelle frustration que des scènes non retenues n’apparaissent pas dans les bonus du DVD !)
L’histoire d'amour entre les deux personnages, une fois qu'elle commence enfin, est très belle, authentique et touchante (donc, je le redis, bien meilleure que celles dans Nos plus belles années et Out of Africa), et les scènes qui se déroulent en Italie sont particulièrement romanesques. Le côté masculin dans le comportement de la femme et le côté féminin de l’homme sont aussi un aspect très original du scénario. Par exemple, elle l’appelle par son nom de famille (« Deerfield »), et non pas par son prénom (« Bobby »), comme le faisaient beaucoup d’hommes à cette époque encore, dans les années 70.
La compatibilité des deux acteurs dans le jeu (et pas uniquement dans leur attirance mutuelle, et j’imagine comme Pollack a dû se frotter les mains en découvrant ça sur le tournage ou en visionnant les rushes !) est éclatante dans de nombreuses scènes, je peux citer celle dans la voiture après leur départ de la petite ville suisse : les divers propos écervelés de Lilian sur les homosexuels pourraient être très agaçants et pas drôles avec d’autres acteurs, mais Marthe Keller en fait un bijou de spontanéité et de drôlerie, et les regards qu’Al lui lance sont de plus en plus atterrés et noirs, mais on sent qu’il est aussi captivé qu’horrifié par la liberté d’expression de la jeune femme, c’est merveilleusement rendu.
Aussi et surtout, le film comporte deux scènes-clés qui sont, selon moi, des monuments intimistes dans le cinéma moderne et devraient être étudiées par les apprentis acteurs, scénaristes, réalisateurs, chefs opérateurs et monteurs (un peu tout le monde, donc) dans les écoles de cinéma.
Primo, la scène du premier baiser (à 1 h 12 min) : une minute en état de grâce et d’une sensualité ultra-pudique où, dans une semi-obscurité, Marthe Keller se montre à la fois le plus désirable qui soit et dans la peur la plus totale d’un premier baiser qui semble ne plus pouvoir être repoussé, et Al, à l’inverse, arrête d’être fuyant et décide — dans un silence total — que ça commence à bien faire et qu’elle doit arrêter de le fuir et de tirer les ficelles. Ce renversement des rôles (c’est lui qui domine, pour la première fois), avec l’expressivité minimaliste de leurs gestes et leur désir mutuel, c’est un chef-d’œuvre, une scène sublime (et toute simple pourtant, ce n’est pas la grande scène du bal dans Le Guépard). Pollack est très, très fort d’avoir su orchestrer ça, même avec deux Stradivarius dans les mains.
Secundo, une scène minimaliste, presque théâtrale, de huit minutes (à partir de 1 h 32 min), qui a lieu après que Bobby a compris par hasard que la femme dont il était amoureux était condamnée, et après qu’il a fait Paris-Florence en voiture pour ne plus perdre une minute : on le voit se faire violence pour sortir de sa gangue de protection, de son repli sur lui-même, pour se reconnecter à son enfance et, ce faisant, séduire enfin Lilian. Le magnétisme des deux acteurs, la beauté livide de madone florentine de Marthe Keller, l’équilibre entre le malaise évident entre ces deux personnes et leur attirance réciproque, cela crée huit minutes magiques où, avec très peu de dialogues et encore moins de gestes, les deux personnages se rapprochent émotionnellement. Cette scène aussi est en état de grâce, et Pollack a fait très fort en sachant comment la créer, on est sur une autre planète par rapport à ce que j’ai dit plus haut sur Streisand-Redford et Streep-Redford devant la caméra de Pollack.
En outre, le personnage d’Anny Duperey (magiquement belle, une des plus belles femmes qui ait été à l’écran aux côtés d’Al, cocorico !), froid, posé, maternant, voulant tout contrôler, est formidablement bien écrit et joué, il met parfaitement en valeur, par opposition, le tempérament imprévisible, brutal et tonique du personnage de Marthe Keller, qui dit tout ce qui lui passe par la tête. Il y a vraiment un très bel équilibre entre les deux opposés. (Je dois ajouter que j’adore Anny Duperey, son intelligence, son franc-parler, sa sensibilité, son élégance morale et physique. Ses livres Le voile noir et Je vous écris sont deux très, très grands livres sur le malheur de perdre ses parents enfant et sur la résilience, ils m’ont bouleversée comme rarement.)
Le jeu d’Al est un miracle de délicatesse et de préciosité (à la limite d’être efféminé par moments). D’ailleurs, au vu du quota élevé de photos d’Al dans ce rôle sur Pinterest, il est évident que ce film méconnu a la cote auprès d’une partie de son fan-club (partie grandement féminine, je le subodore). Il a créé un personnage masculin iconique (beauté, élégance XXL, douceur triste), mais il y avait trop de points faibles dans le film pour que celui-ci passe à la postérité.
Une séquence est bien à l’image de cette ambivalence, c’est la scène (à la 28e minute) où Bobby se trouve au bar d’un hôtel de province, face à un ventriloque qui vient de finir son spectacle ; d’un côté, la scène est fascinante tant Al joue avec une délicatesse miniaturiste, mais elle est également plate car assez lente et vide : c’est à la fois raté et du grand art, sensible et original, et tout le film est plus ou moins sous le coup de cette dualité.
Un autre exemple de la dualité « bon/moins bon » présente dans tout le film : la musique n’est, dans un premier temps, pas très bonne, trop sirupeuse et trop typée « générique lambda des années 70 » dans les premières minutes, puis anormalement gaie et sans finesse lorsque le couple commence son périple en quittant la petite ville suisse de Loèche-les-Bains. Puis, à partir du moment (39e minute) où ils arrivent en Italie, à Bellagio, revirement total ! La suite de la bande-originale (avec une mandoline, je crois, bien en lien avec les paysages italiens du film) est une merveille : gracieuse, attendrissante et parfaite de mélancolie. (Je vois qu’elle est signée Dave Grusin, un monsieur de 90 ans toujours vivant, dont je n’ai pas dit du bien pour sa musique dans Justice pour tous, et il a aussi fait celle d’Avec les compliments de l’auteur, autre film avec Al.)
Petite précision : cette délicate musique est très, très proche de celle qui accompagne bien des scènes de transition dans La Fille à la valise (1961), de Valerio Zurlini, donc il n’est pas impossible que Dave Grusin se soit inspiré de cette bande originale. Laquelle a été composée par un certain Mario Nascimbene, dont la carrière est très représentative de la série B des années 50 et 60, mais qui, parallèlement à une collaboration régulière, quoique tardive, avec Rossellini dans les années 70, aura tout de même écrit la musique pour un King Vidor, un Charles Vidor, et deux Mankiewicz, dont la célébrissime Comtesse aux pieds nus.
Je reviens aux petites faiblesses dont le film est constellé et qui expliquent en bonne partie, selon moi, qu’il n’ait pas marché. J’ai été très gênée par l’incongruité de la scène de jalousie en plein air, puisqu’elle implique le comédien français Gérard Hernandez (qui reviendra dans une scène ultérieure) ; pourquoi ce choix ?!! J’espère ne pas lui manquer de respect en disant que son physique fait que la scène n’est pas plausible une seconde et est peu intéressante ; si Pollack avait choisi un bel homme, cette scène de jalousie aurait été bien plus crédible, intéressante et utile. Grosse erreur.
La scène des montgolfières m’a un peu déplu aussi, tant sa symbolique (le personnage masculin manque de légèreté et reste donc au sol) est affublée de gros sabots.
La dispute entre Bobby et son frère, en début de film, est mal faite aussi : passe encore que les deux acteurs n’aient absolument aucune ressemblance physique (il peut arriver que deux frères ne se ressemblent pas du tout), mais l’agressivité du frère envers Bobby dure bien trop longtemps, la scène est déplaisante, mal maîtrisée par Pollack.
Un autre bémol est que, dans les scènes de Formule 1, Al surjoue la froideur, la concentration ; c’est clairement pour marquer la caractérisation du personnage (un homme toujours sous contrôle, qui ne se laisse pas aller à la communication, et encore moins à la gaieté), mais nuancer un peu cela aurait rendu le personnage plus intéressant. Ce sont les scènes les moins convaincantes du film.
En revanche, la scène où le héros veut remettre en place une mèche de cheveux tombée du crâne de la jeune femme (indice de chimiothérapie) a été moquée à l’époque pour son prétendu manque de plausibilité et son prétendu ridicule, alors que je la trouve pourtant, au contraire, très fine, car elle montre à la fois la délicatesse, voire la gentillesse, du personnage masculin, et son manque d’habitude d’être dans l’intimité des gens.
Je me répète, je pense tout bonnement qu’avec ce film, Al a créé un personnage iconique dans la galerie des personnages masculins les plus séduisants sur grand écran au XXe siècle : il y a eu au sommet de l’histoire du cinéma le rebelle à fleur de peau dans La Fureur de vivre (James Dean), le photographe séduisant malgré lui et désenchanté dans La Dolce Vita (Marcello Mastroianni), les personnages frustes et sexy de Brando dans Un tramway nommé désir et, trois ans plus tard, Sur les quais, l’archétype de la virilité selon Bogart (l’homme taiseux, secret et solide sur qui l’on peut compter) et selon Cary Grant (d’une élégance folle et avec toujours de l’ambivalence dans ce qui émane de lui), et il y a Al dans Bobby Deerfield. Pas dans Le Parrain, où, derrière son élégance vestimentaire et sa douceur, c’est un mafieux, un tueur et un mari décevant ; pas dans Scarface, où il joue une petite frappe au QI peu élevé et au rictus quasi permanent ; pas dans Un après-midi de chien, où il est borderline ; pas dans Serpico, où il est généralement mal habillé et avec une barbe trop fournie ; pas dans Heat, où, certes élégant, il est grossier dans son langage et bien plus marié à son métier qu’à sa femme, donc rien de romantique ; pas dans L’Impasse, où, émacié et barbu, il n’est pas au maximum de sa beauté. Non, c’est en jouant Bobby Deerfield, ce pilote automobile taiseux, triste, amoureux et d’une suprême élégance, qu’Al a créé l’une des figures masculines les plus séduisantes de l’histoire du cinéma, avec l’attrait supplémentaire d’avoir en arrière-plan la Toscane et la ville de Florence. Heureusement qu’aucune séquence supplémentaire n’a été filmée à Venise, sinon, ça aurait été le coup de grâce ! Bref, je suis consternée que le monde entier passe à côté d’un bijou comme ça (défauts compris).
Chose surprenante et révélatrice : dans les interviews filmées, quand Al mentionne ce film, sa grande expressivité fait qu’une légère mélancolie teinte soudainement (et à chaque fois) son visage et sa voix, ça doit traduire quelque chose de très profond… Il a même déclaré à plusieurs reprises que ce rôle avait été très important pour lui à ce moment-là de sa vie. J’ai moi-même été témoin de ce qu’il en a dit le 25 mars 2023 à la salle Pleyel, à Paris : « Je sais que la performance n’a pas été très appréciée, mais je pense que ça mérite que l’on y jette un œil. » C’est sa façon, comme toujours humble, de réhabiliter un film ou un rôle. Du reste, en 2024, il explique sans détours dans son autobiographie que, allant mal à cette période, il a mis beaucoup de ses tourments dans son rôle, et que repenser à ce film lui rappelle cette souffrance personnelle…
Pour l’anecdote, on peut relever aussi à propos de ce film qu’il est rarissime de voir Al jouer dans une scène à la campagne (ce sont les deux scènes avec Gérard Hernandez : la scène de jalousie puis la scène des montgolfières), c’est un acteur urbain au possible (Marthe Keller a d’ailleurs dit en interview qu’Al avait vu des vaches de près pour la première fois de sa vie lors de ce tournage, ça en dit long), ça fait même bizarre de le voir dans ce contexte. Il n’y a eu comme précédent dans sa carrière que, brièvement, la campagne sicilienne dans Le Parrain, et quelques scènes dans L’Épouvantail (en particulier la longue scène d’introduction, mais on y voit autant la route bitumée que la campagne), puis il y aura surtout Révolution (mais c’est dû au fait que l’intrigue se passe au XVIIIe siècle, donc pas de buildings new-yorkais à caser comme d’habitude en arrière-plan derrière Al), et, bien plus tard, quelques secondes dans un épisode de la série Hunters (saison 2). On le voit parfois (rapidement) dans un parc (Panique à Needle Park, La Chasse) ou au bord de la mer (Scarface, Donnie Brasco, Révélations), mais ça reste toujours très marginal quantitativement parlant.
De même, il s’agit du seul film de sa carrière se déroulant uniquement en Europe. Il a un peu tourné en Sicile pour Le Parrain et, surtout, Le Parrain III, puis à Venise pour Le Marchand de Venise, et quelques courtes séquences en Angleterre et Irlande pour ses documentaires Looking for Richard et Wilde Salomé.
Pour l’anecdote également, j’ai regardé sur Internet, par curiosité, le trajet que fait le couple en voiture : d’abord entre Loèche-les-Bains (Suisse) et Bellagio (Italie), 200 km environ, avec effectivement une traversée du lac si on le souhaite (ça a l’air crédible), puis 400 km pour rejoindre Florence.
Addendum - Je recommande vivement de lire l’autobiographie récemment parue de Marthe Keller, Les Scènes de ma vie, c’est plein d’informations sur sa vie extraordinaire, sa forte personnalité, sa liberté de ton et d’action, et sa carrière. Et je précise qu’elle est probablement la seule actrice au monde, a fortiori la seule actrice européenne, à avoir joué successivement avec Dustin Hoffman, Laurence Olivier, Al, Marlon Brando et Marcello Mastroianni (mais aussi — et ça, elle ne l’évoque pas dans son livre — avec le très grand acteur Maurice Ronet, les rares photos sur Internet montrent le magnifique couple qu’ils ont formé à l’écran). En outre, en ayant eu le premier rôle féminin dans un film de Billy Wilder, elle s’inscrit dans la lignée de Marilyn, Ginger Rogers (dont le public d’aujourd’hui a hélas oublié les talents de comédienne, ne gardant en mémoire que ses scènes de danse, exécutées à la perfection, il est vrai), Audrey Hepburn, Marlene Dietrich, Gloria Swanson, Kim Novak et Shirley MacLaine, ça donne le vertige.
Elle explique dans l’introduction de son livre, mais aussi dans ses interviews récentes, avoir voulu y parler uniquement de son travail, pas de sa vie privée (ce qui, a priori, me décevait, car, amatrice passionnée de biographies et d’autobiographies, ce sont les émotions vécues par les artiste dans leur vie privée qui me touchent le plus, un exemple entre mille est Jane Fonda dans un récent documentaire sur sa vie, où elle parle, avec tact mais aussi une sidérante franchise, de ses souffrances, au premier rang desquelles le suicide de sa mère). Mais, dans les faits, en parlant de sa carrière, Marthe Keller en dit quand même beaucoup sur elle-même aussi, et j’ai été emportée par son énergie, son autodérision, son esprit d’indépendance et de contradiction, sa passion pour les textes, pour la musique classique (la partie de sa carrière qui se trouve au croisement du théâtre et de l’opéra est un Who’s Who à elle toute seule). Bref, pour moi, c’est un modèle de femme, en plus de sa beauté et de son élégance naturelle. De plus, elle dessine par petites touches, et avec une affection évidente, un superbe portrait d’Al : sa passion dévorante pour le théâtre et pour le chant lyrique italien, sa forte personnalité, son refus des mondanités, sa simplicité.
Point-info « Al parle français » : il dit « ça va », puis « s’il vous plaît », puis « Monsieur ! c’est pour moi ». On l’entend aussi un tout petit peu parler italien en Italie.
Curiosités : dans le générique du début, surprise, l’ingénieur du son porte un nom de famille célébrissime, Josef von Stroheim. Vérification faite, c’est le fils d’Erich von Stroheim, l’un des plus grands cinéastes du XXe siècle et acteur inoubliable dans La Grande Illusion, de Jean Renoir, et Sunset Boulevard, de Billy Wilder (ce qui nous ramène à Marthe Keller, qui a eu le rôle-titre de Fedora, dudit Wilder).
Une deuxième curiosité est que le chef opérateur est un Français, et pas n’importe lequel, Henri Decaë, qui a une filmographie d’exception : plusieurs Melville, Chabrol et Malle (avec des réussites visuelles aussi éclatantes qu’Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants et Le Samouraï), Eva, de Losey, la sublime photographie de Plein soleil (photographie qui a contribué au mythe Delon), et un chef-d’œuvre : Les 400 coups. Sa présence donc dans ce Pollack en Europe mais aussi sa « dégringolade » dans des films commerciaux pour le reste de sa carrière (Claude Zidi, Georges Lautner, Gérard Oury) sont vraiment incongrues.
Troisième curiosité, la scène où, en Italie, Liliane s’amuse à attirer l’attention des passants sur Bobby (étant donné sa célébrité) dans la rue : c’est une copie carbone d’une scène au début de Annie Hall, où un passant cherche à attirer l’attention d’autres passants sur le personnage (célèbre lui aussi) joué par Woody Allen, quelques secondes avant que le personnage de Diane Keaton n’arrive en taxi. Sachant que le tournage de Bobby Deerfield a commencé le 8 juin 76 (mais en Suisse, pas en Italie) et que celui de Annie Hall a commencé le 19 mai 1976, il est impossible de savoir qui a « copié » l’autre (« copié » avec camaraderie, Pollack jouera d’ailleurs pour Woody une quinzaine d’années plus tard, dans Maris et femmes).
Woody étant un grand auteur comique, ce que n’est pas Pollack, il est très, très probable que ce soit Woody qui ait écrit et tourné cette scène en premier. Comment a-t-elle été reprise de l’autre côté de l’Atlantique dans les semaines suivantes ? On peut imaginer que Diane Keaton a parlé à Al (au téléphone ?) de cette scène et qu’Al en a parlé à Pollack, qui a eu envie de faire un clin d’œil en la reprenant sur son tournage. Je suis étonnée de ne jamais rien avoir lu au sujet de cette similarité aussi frappante.
Mise en abyme (et autre possible emprunt de Pollack à un autre film) : la scène où Al imite Mae West est un décalque quasi total (en plus long) d’une scène de Lenny, de Bob Fosse (sorti un an et demi avant le tournage de Bobby Deerfield), où Valerie Perrine imite très brièvement Mae West elle aussi. En sachant que Lenny est l’un des grands rôles de Dustin Hoffman, dont la carrière a longtemps été très voisine de celle d’Al (bien des rôles de l’un auraient pu être joués par l’autre), qui jouera avec Marthe Keller (dans Marathon Man) quelques mois avant le tournage de Bobby Deerfield, et qui obtiendra l’un de ses plus grands rôles quelques années plus tard grâce à Sydney Pollack (Tootsie). La boucle est bouclée !
Addendum - Un bon exemple de la place privilégiée qu’occupe ce film pour certains fans d’Al sur Internet, ces gros plans d’Al au ralenti (avec une très bonne définition) extraits du film : https://pacinos.tumblr.com/post/635364951783014400