1974 Le Parrain II (The Godfather Part II)

C’est une chance extraordinaire de découvrir les deux premiers Parrain à l’époque des DVD (et non pas en salle en octobre 1972 puis en août 1975, en ce qui concerne la France) et de pouvoir donc enchaîner les deux ; baigner six heures dans la saga des Corleone, c’est une expérience immersive inégalable, et il eût été merveilleux qu’un troisième Parrain soit tourné peu après.

Ce qui saute aux yeux, c’est que, autant le premier Parrain contenait quand même des éléments un peu gais et positifs (la vie de famille, malgré les difficultés incessantes, les mariages, les naissances, la figure rassurante du patriarche respecté de tous), autant le deuxième Parrain est en permanence triste, crépusculaire (on en sort avec une certaine déprime…), et la magnifique mélodie qui revient régulièrement dans la bande-son est empreinte d’une intense mélancolie intrinsèque.

Le fait que ce soit le visage d’Al, sur fond noir, que l’on voit pour les premières secondes du film (idée sublime, tellement inhabituelle et audacieuse) donne tout de suite le ton : ce deuxième opus sera centré sur lui. On sait que le succès planétaire du premier Parrain a été un fardeau pour Al, qui a mal vécu cette célébrité excessive et s’est empressé de tourner dans un film à plus petit budget, L’Épouvantail, pour aller immédiatement à l’encontre de ce statut de superstar qui lui tombait dessus trop soudainement et ne lui convenait pas, donc je me demande comment il a vécu l’honneur qu’on lui faisait avec cette introduction éminemment flatteuse pour lui : son visage en gros plan, et rien que son visage. Il y a de quoi mettre la pression…

Je pense que le statut iconique qu’Al a obtenu (bien malgré lui !) si tôt dans sa carrière grâce au Parrain est dû peut-être davantage à ce deuxième opus : en effet, il est presque en permanence à l’image et (encore plus que dans la deuxième moitié du Parrain) il ne quitte pas un seul instant ni cette attitude profondément triste, insondable et sombre, comme s’il avait un poids sur les épaules, ni ce que l’on perçoit comme une agressivité silencieuse et contenue (envers ses ennemis) (et comme ça dure 3 heures 12 minutes, je pense qu’il a dû sortir très fatigué du tournage). Le célèbre moment (à 1 h 34) où il comprend, à cause d’un lapsus de son frère Fredo, que c’est ce dernier qui l’a récemment trahi est bouleversant tant on sent le déchirement que ça représente pour lui, et, cela, Al le joue avec un total minimalisme et en silence, c’est étourdissant de talent.

L’inventivité d’Al va loin, puisque — détail presque imperceptible —, lorsqu’il entre chez Hyman (joué par Lee Strasberg), il met en arrière le majeur et l’annulaire de sa main gauche, ce qui revient à faire le signe du diable, probablement pour porter malchance au propriétaire des lieux (ou peut-être — superstition sicilienne ? — au contraire pour se protéger, puisque Michael vient rencontrer Hyman en se doutant que c’est lui qui a essayé de le faire assassiner dans sa propre maison).

Au sujet de Lee Strasberg, lors du long tête-à-tête qui a lieu, dans cette séquence, entre Hyman et Michael, lorsqu’Al dit « You’re a great man, mister Roth, there’s much I can learn from you », il est évident, pour moi, qu’Al a dû penser à quel point il pourrait adresser ces mots à Strasberg lui-même dans la vraie vie (et c’est émouvant pour nous aussi, spectateurs), tant Strasberg a compté pour lui en tant que mentor et peut-être père de substitution (ils avaient trente-neuf ans d’écart) (Al dira dans son autobiographie en 2024 qu’il le voyait plutôt comme un grand-père).

Selon moi, si Al est un acteur hors du commun aux yeux du public du monde entier, ce n’est pas seulement parce qu’il a su autant incarner Michael Corleone, introverti, mutique, la peau caramel, que Sonny Wortzik (Un après-midi de chien), une pile électrique ne tenant pas en place et le teint blafard, c’est aussi parce qu’il s’est passé à peine trois mois entre les deux tournages ! C’est quelque chose de difficile à appréhender pour nous, public, bien que ce soit inhérent au métier d’acteur.

L’alternance entre le présent (avec Michael en chef de clan) et le passé (avec De Niro jouant le rôle du père de Michael trente ans plus tôt) est idéalement faite, on ne saute pas sans cesse d’une période à l’autre (et je tombe des nues en lisant que des critiques de l’époque ont trouvé mal faite cette alternance ; il doit être très irritant d’être un réalisateur aussi doué, pour ne pas dire génial, et de lire certaines critiques).

Sans ressembler à Brando jeune, De Niro est quand même tout à fait crédible pour jouer le même personnage que lui trente ans plus tôt, et il est exceptionnel d’autorité naturelle et impassible, les mêmes caractéristiques qu’Al jouant Michael, mais de façon radicalement différente : Al est assez trapu et joue un homme que l’on sent complètement malheureux et coupé de ses sentiments, de son épouse, de ses enfants, obnubilé par la vengeance, dévoré par son rôle de parrain ; De Niro est svelte et élancé, et son personnage est heureux avec son épouse et ses enfants, arrivant à concilier sa vie professionnelle, les débuts de son rôle de parrain, et sa vie de famille. Que De Niro ait obtenu l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle n’est que logique : ce qui émane de lui dans ce rôle est une prouesse, un équilibre parfait entre l’honnêteté qui est la sienne jusqu’alors et la tentation très graduelle (et très instinctive) d’aller vers la malhonnêteté pour gagner de l’argent, tout cela en finesse, calme et charisme.

De plus, nous entendons De Niro parler parfaitement italien (et avec beaucoup de dialogues, pas comme Al qui ne dit que quelques mots isolés ici et là, et qui n’a jamais caché qu’il ne parlait pas italien), est-il bilingue par son père ou a-t-il travaillé cela (le dialecte sicilien) pour le rôle ? (D’après ce que je vois sur Internet, on peut raisonnablement penser que De Niro n’est pas complètement à l’aise en italien ni strictement bilingue, et qu’il a dû travailler pour obtenir l’aisance qu’il a dans le film, d’autant plus que ce n’était pas de l’italien classique.) Un parti pris génial de Coppola, d’ailleurs, est d’avoir fait parler les personnages en sicilien durant de très nombreuses scènes, ce qui nous fait baigner dans le milieu des immigrés, et ce qui était audacieux, puisqu’il est notoire que le public anglo-saxon, habitué à ne voir que des films dans sa langue, n’aime pas lire les sous-titres (ce qui a donné d’innombrables et agaçantes invraisemblances dans les films hollywoodiens d’autrefois, en particulier avec les nazis parlant en anglais !).

Il est à noter que De Niro dit à un moment « I’ll make an offer he won’t refuse », donc la célèbre phrase (à peu près) qui apparaît déjà trois fois dans le premier Parrain (j’ai relevé ces trois occurrences dans ma chronique de ce film) : soit cette phrase était bel et bien présente à divers moments dans le roman de Mario Puzo (et en tout cas quatre fois dans les deux films), soit cette phrase est devenue célèbre entre la sortie du Parrain et le tournage du Parrain II, et Coppola a voulu en faire un clin d’œil.

Le personnage récurrent de Pentangeli (mafieux truculent à la voix cassée) est un gros plus dans cette suite tant il est amusant. Je découvre que ce personnage a été créé pour pallier le fait que l’acteur qui devait reprendre son rôle de Clemenza n’a pas réussi à s’entendre sur ses conditions avec la production (c’est d’ailleurs très dommage pour lui d’avoir raté sa participation à un film mythique comme Le Parrain II, je n’ose imaginer les regrets qu’il a dû avoir). Il est vrai que le personnage de Pentangeli a un gros air de famille avec celui de Clemenza, mais en bien plus truculent, donc le public est gagnant.

De même, John Cazale est drôle (et touchant) dans son rôle de Fredo, le frère maladroit et ni beau ni intelligent. À eux deux (Pentangeli et Fredo), ils représentent la maigre part comique d’un film éminemment tragique.

Pour Le Parrain, j’ai parlé d’un très beau fondu enchaîné, celui entre la tête de cheval et le visage de Brando impérial, mais il y a dans Le Parrain II un fondu enchaîné encore plus beau puisque bouleversant : celui qui nous fait passer de l’installation de l’enseigne du magasin de Vito Corleone (donc le début de sa carrière de commerçant, qui bifurquera vite vers des pratiques mafieuses) au visage de Michael, son troisième fils, à son procès pour, justement, son appartenance à la Mafia ; cette transition nous montre que c’est parce qu’un père est tombé dans la malhonnêteté que son fils se retrouve jugé trente ans plus tard. Et l’on sait que c’est en fait le thème central du Parrain : un homme qui aura entraîné toute sa progéniture dans la malhonnêteté et aura donc indirectement détruit leur vie.

Les rôles féminins principaux restent toujours désespérément dans l’ombre des personnages masculins, mais il y a du progrès :

– au tout début du film, la veuve de Vito Corleone dit quelques phrases et montre sa lassitude, son amertume ;

– lorsque la sœur, Connie, vient annoncer à Michael qu’elle veut désormais vivre en famille et qu’elle le supplie de pardonner à Fredo sa trahison, elle est poignante ;

– le peu qu’apparaît à l’écran l’actrice italienne Maria Carta dans le rôle de la mère de Vito Corleone enfant, elle est fascinante, on dirait une héroïne de tragédie grecque, avec cette intensité extraordinaire et la beauté méditerranéenne de son visage, les cheveux voilés ;

– enfin, le rôle de Diane Keaton s’étoffe in extremis à la fin du film, grâce à la longue scène de rupture, une scène d’une grande profondeur psychologique d’ailleurs, car elle est en miroir avec la scène du Parrain où Michael avait insisté pour convaincre Kay de l’épouser, et elle s’était laissé convaincre, encore amoureuse, au moins un peu, et souhaitant certainement fonder une famille, sauf que, cette fois-ci, lorsque Michael insiste pour qu’elle ne le quitte pas, il lui est impossible de la convaincre, puisqu’elle est insatisfaite de son mariage depuis des années. Il est d’ailleurs poignant et très réaliste sur le plan psychologique de voir, dans cette scène, qu’un homme qui ne s’occupe pas de sa famille, tant il est obsédé par ses affaires et les règlements de comptes, ne supporte pas de ne pas avoir le même pouvoir dans son noyau familial, le pouvoir d’empêcher un divorce. Je pense que beaucoup d’hommes de pouvoir qui ont trop longtemps négligé leur famille ont dû être marqués par cette scène qu’Al interprète avec un désespoir intense, en sortant de l’impassibilité habituelle de son personnage.

Évidemment, une fois que l’on a vu les deux opus à la suite, il est très tentant de se demander si Le Parrain est supérieur au Parrain II ou pas. Le succès public plaide en faveur du premier : 133 millions dollars de recettes contre 92 millions de dollars. Je pense que ce qui a pu détourner des spectateurs d’aller voir le deuxième, c’est d’abord que la réalisation d’une suite pouvait faire croire que c’était un acte opportuniste, celui de capitaliser sur le succès phénoménal du premier opus (a fortiori avec un flashback pour retracer la vie du jeune Vito Corleone, donc le choix peu académique de faire coexister deux époques au sein d’un même film), et que donc ce serait artistiquement moins bon. En l’occurrence, le miracle du Parrain II, c’est d’être aussi bon, probablement, que le premier. Une autre raison de ce moindre succès, je pense, est que l’histoire est plus profondément tragique (voir Le Parrain II, c’est voir s’enfoncer inexorablement un homme qui, initialement, ne voulait pas être là où il est), tandis que le premier Parrain ressemblait plus classiquement à une saga familiale classique, avec la caution « superstar » de Brando.

Personnellement, je trouve que les deux Parrain sont aussi bons l’un que l’autre et forment un tout. J’ai d’ailleurs été ravie de lire qu’Al (dans son livre d’entretiens au long cours avec Lawrence Grobel) pensait lui aussi que Le Parrain et Le Parrain II ne formaient qu’un seul film. Il a également dit dans Studio magazine en 1989 : « On dit souvent que les deux films n’en font qu’un, c’est vrai. »

Un élément qui fait que Le Parrain II ne peut pas être vu comme inférieur au Parrain, je crois, c’est l’air magnifique et obsédant qui fait partie de la bande-originale (et que l’on peut retrouver sur YouTube dans les trois morceaux intitulés Kay, The Godfather at home et End title) : cette courte mélodie de Nino Rota est foncièrement romanesque (et elle a d’ailleurs une forte ressemblance avec la sublime mélodie qu’il a composée un an plus tôt pour Amarcord, de Fellini), car elle illustre de la plus belle façon qui soit la tristesse de Michael, son amour pour sa femme, et donc l’échec de sa vie conjugale, sa vie familiale, sa vie tout court.

En revoyant le film dix-huit mois plus tard, pour clôturer l’écriture de ce Marathon Pacino, j’ai réalisé à quel point la réaction du staff des Corleone après la tentative d’assassinat de Michael dans sa chambre emprunte tous les codes des films sur le nazisme : tout donne l’impression que ce sont des soldats allemands qui réagissent à un attentat, on croit presque qu’on va les entendre parler allemand ou que l’on va voir des tenues militaires et les casquettes typiques des gradés nazis. Je ne sais pas si je suis totalement dans l’erreur ou si Coppola a bel et bien tourné cette scène dans cet esprit-là.

Pour l’anecdote : je suis amusée de découvrir que l’acteur italien qui joue l’ignoble racketteur Don Fanucci (tout habillé de blanc) dans les séquences avec De Niro est l’un des acteurs d’un bijou méconnu (malgré sa Palme d’or) de la comédie italienne, Ces messieurs dames, un film à sketches (inégal, comme tous les films à sketches) où la vivacité dans le jeu, la mise en scène et le montage de certains sketchs est extraordinaire. (Pour la même raison, je recommande vivement de découvrir un chef-d’œuvre de Dino Risi trop peu connu Il Gaucho, où Vittorio Gassman fait du Vittorio à 200 %, et où un autre acteur, Amedeo Nazzari, fait lui aussi du Vittorio. Un régal.)

Petit monde du cinéma : Bruno Kirby, qui joue Clemenza jeune (donc il n’a aucune scène avec Al) et parle parfaitement sicilien dans le film, sera par la suite dans le casting de deux autres films avec Al, La Chasse et Donnie Brasco.

Petit monde du cinéma (bis) : je découvre sur Wikipédia que Coppola a proposé un rôle à James Cagney, inoubliable roi des rôles de gangster dans les années 30 et 40, et qu’il a refusé !! Quel dommage, c’eût été quelque chose d’extraordinaire de voir ce vétéran intégrer le meilleur film sur la pègre de l’époque moderne…

Point-info « Al parle français » : Al dit « anisette ».