1973 Serpico 

Passant d’un grand film à un autre en ce début de Marathon Pacino, j'ai un petit peu moins aimé ce film-ci, même s’il est pourtant pétri de qualités : très bien fait, très plaisant à voir, plaisir de voir le New York de l'époque, rôle en or pour n'importe quel comédien, et prestation d’Al éblouissante d'inventivité et de sensibilité une fois de plus, alternant douleur et violence, candeur et amertume, rigueur et décontraction (extrême, voir ses tenues plus bariolées les unes que les autres, et même hippies, alors que ses collègues sont en uniforme ou avec un look passe-partout), autorité naturelle tout en étant marginalisé au commissariat où il travaille.

Le film étant présent sur YouTube, on peut regarder — sans le son, car c’est une version doublée en italien — un nombre incalculable de fois l’expressivité sans cesse changeante de ses yeux et les détails de son jeu, y compris — à 1 h 13 min 32 s — lorsqu’il fait gicler un peu de bière simplement en posant trop fort une canette ! Typiquement le genre de détail qu’il est le seul à produire, tout comme son jeu avec les mains, toute sa carrière durant — c’est même le cas dès ses premières secondes d’apparition sur un écran, dans Me, Natalie — : comment il les pose sur les meubles ou sur lui-même, comment il tient les objets, comment il bouge ses mains de façon inattendue, etc.

La célébrissime photo de son look iconique et intemporel dans la scène quasi finale sur un toit avec New York en arrière-plan (bonnet étiré vers le haut, barbe et pull sombre, épuisement sur le visage), très souvent vue quand on s’intéresse à Al, est inoubliable (je présume que cette image a dû être dupliquée à foison sur des posters et cartes postales, mais l’a-t-elle aussi été sur des mugs, tee-shirts, etc. ?!), mais elle n’existe pourtant pas cadrée telle quelle dans la scène, c’est seulement une photo de plateau. Une autre photo iconique issue de ce film (dans lequel, lorsqu’il est barbu, il a un gros air de ressemblance avec Paul McCartney période Let it be) est celle de son visage christique, à la Che Guevera, utilisée pour l’affiche. C’est rarissime qu’un simple visage sur une affiche se suffise à lui-même, dégageant autant de charisme. Même le titre du film est réussi : le simple nom « Serpico » claque, et, si on l’entend ou si on le lit, on sait instantanément de quoi il s’agit, pas comme tant de titres qui n’évoquent rien, s’oublient tout de suite ou ressemblent à d’autres (y compris dans la filmographie d’Al ! Je n’arrive pas à facilement me repérer entre les trois titres français que sont Révélations, Influences et Manipulations !)

Quand je vois le personnage de Frank Serpico à l’écran, je ne fais presque pas le rapport avec l’acteur Al Pacino : son talent de transformiste atteint là l’un de ses plus hauts points (y compris avec une phase moyennement glamour, du genre « Mario le plombier », lorsqu’il porte la moustache mais pas encore la barbe). Par exemple, dans la très belle scène intimiste en gros plan (de deux minutes, à partir de la 41e, avec hélas quelques moments légèrement flous) où il prend un bain avec sa petite amie (jouée par une actrice qui aura très peu tourné, Cornelia Sharpe, mais le couple qu’elle forme avec Al à l’écran est particulièrement gracieux et bien assorti) et où elle lui apprend une nouvelle qui, tout à la fois, le blesse et le surprend profondément. Cette scène le montre méconnaissable : cheveux et barbe mouillés, regard alternativement alangui ou assassin, de ses yeux plus larges et plus verts que jamais, le visage traversé par diverses émotions, on ne le reconnaît presque pas.

Le film contient un moment d’exception, qui m’a frappée d’emblée, et encore et encore à chaque visionnage : lors d’une discussion dans une cordonnerie (le deuxième acteur étant le quasi-sosie, en plus âgé, de Steven Bauer dans Scarface, c’est assez déroutant comme clash spatio-temporel), regardez (grâce à la version italienne sur YouTube) le changement de visage d’Al entre 20 min 20 s et 20 min 21 s ; c’est très mystérieux et incompréhensible, il passe en une fraction de seconde d’une expression à une autre radicalement différente, comme s’il y avait deux acteurs sur l’écran (et l’on a l’impression que, à la seconde 19, il prend son élan pour faire cela !). C’est totalement énigmatique (et qu’il fasse ça ne s’explique pas par le contenu de la scène ou les dialogues, c’est apparemment juste pour la beauté du geste…). De plus, juste après, à la seconde 29, on a un excellent exemple de ce qu’Al réussit à faire dans un certain nombre de ses films : il intensifie son regard en une fraction de seconde. C’est fascinant.

Je suis aussi admirative du fait que le film a été tourné à l'envers (je m'en suis douté, Wikipédia me l'a confirmé) afin qu’Al soit barbu et très chevelu en début de tournage, et de moins en moins au fil des scènes, pour finir imberbe et coiffure sage : cela doit être excessivement dur de tourner en incarnant d'abord un personnage profondément stressé et au bout du rouleau, puis de plus en plus alerte au fil du tournage, et pour finir imberbe, les cheveux plaqués et gominés, avec une peau de bébé, comme rajeuni de plusieurs années (très, très ressemblant, dans les premières scènes, à Michael Corleone, un enchantement pour moi, toute nouvelle Parrain-addict, et je pense d'ailleurs que Le Parrain II a été tourné dans la foulée). Je me dois d’ailleurs de préciser que, dans ces premières scènes, la chemise à carreaux et la tenue de policier vont à ravir à Al… Un pin-up boy à l’ancienne.

Je recommande d’ailleurs de prendre le temps de regarder les (235 !) photos du film sur le site IMBD pour voir les nombreuses étapes de la transformation physique du héros, c’est très parlant.

Néanmoins, ce tournage à l'envers pour les besoins de la pilosité de l’acteur principal (on peut dire les choses comme ça !) a un défaut : j'ai trouvé que l'évolution du personnage au fil des années pour nous, spectateurs, était parfois un tout petit peu abrupte. Je pense que, bien que tout ait été certainement très bien écrit et découpé (ayant lu le livre de Sidney Lumet sur son expérience de cinéaste, je connais son perfectionnisme et sa rigueur), et bien qu’Al soit infiniment talentueux, il n’est pas facile d'être aussi fluide en tournant dans le sens exactement inverse à la chronologie, surtout dans le cas d’un personnage qui évolue autant entre le début et la fin.

J'ai trouvé Al un peu moins attachant dans ce personnage-ci (un policier extravagant et parfois habillé en hippie) (il est à noter que, autant il est très connu que le héros de ce film est un policier intègre, autant je n'ai jamais lu que c'était aussi un policier extravagant). Surtout, le film est trop long, car la phase « en plateau » (en quelques mots : Frank Serpico espionne ses collègues, se sent en danger et ne supporte plus d'attendre l'aide de sa hiérarchie) est trop étirée, trop répétitive, et l’on finit par trouver cette phase presque ennuyeuse, ce qui est un comble, puisqu'il y a un fort suspense. Le film aurait d'ailleurs également gagné (pour son équilibre) à avoir quelques scènes supplémentaires où Serpico est relax et heureux, et un peu moins de scènes où il est tendu, car ces scènes-ci sont très nombreuses, et l’on finit par être soi-même tendu (et un peu agacé) à force de voir le héros perpétuellement tendu.

Autre petit défaut qui fait que je n'aime pas plus que cela le film : les apparitions successives des (trop ?) nombreux supérieurs hiérarchiques, dont je n'arrivais pas à mémoriser le nom, la fonction et le visage, m'ont rendu le film parfois un peu confus.

Dernière critique : ayant lu le livre (passionnant) où Lumet décrit dans le détail TOUS les aspects de la fabrication d'un film et toutes ses astuces pour faire au mieux, cela enlève beaucoup de magie à ses films ; il vaut mieux ignorer les efforts faits et ce qui se joue dans les coulisses, ça vaut d’ailleurs pour beaucoup de choses :-) Qui a envie de savoir que Marilyn avait besoin d’heures de maquillage pour être à son top ?

Focus sur les deux comédiennes qui incarnent ses deux petites amies successives : elles ont été parfaitement choisies, preuve que Lumet connaissait de façon totalement maîtrisée l’évolution de son personnage principal. D’abord, pour accompagner le début de carrière insouciant de Frank Serpico, c’est une ravissante jeune femme — du type mannequin suédois — à la silhouette de danseuse (ce qu’elle est dans le film). Cette actrice, Cornelia Sharpe, a étonnamment peu tourné, et rien de mieux que Serpico (elle n’a d’ailleurs pas de fiche Wikipédia en anglais, mais elle en a une en quatre autres langues), et elle était l’épouse de Martin Bregman, le producteur de Serpico (c’était d’ailleurs le premier film qu’il produisait) et des meilleurs films avec Al en dehors de la saga du Parrain.

Puis, pour jouer une jeune femme bien plus commune, c’est Barbara Eda-Young, qui n’a pas du tout de fiche Wikipédia et n’a pas beaucoup tourné non plus (une vingtaine d’apparitions à l’écran en cinquante ans, et son premier film, Serpico, sera le meilleur, et de loin). Son personnage accompagne la descente aux enfers de Frank Serpico en étant effacée et sans la forte personnalité qui aurait été nécessaire pour supporter et soutenir son compagnon monomaniaque et inquiet. Inverser les deux comédiennes pour les rôles aurait été un contresens, donc c’est un sans-faute sur ce point-là.

Addendum - En revoyant le film treize mois plus tard, je suis surprise de remarquer à quel point Al joue voûté ; à certains moments, ça le rend presque bossu (je suis assez âgée pour avoir vu de vieilles personnes bossues autrefois, ça n’existe plus de nos jours). Al est certes naturellement voûté (un psychanalyste relierait peut-être cela à ce dont Al semble souffrir, si l’on en croit Diane Keaton dans son autobiographie : l’angoisse de l’abandon), mais c’est tellement manifeste ici, et peut-être renforcé par un léger excès de musculation du haut du corps (il s’affinera pour ses rôles suivants), que c’est certainement voulu : je suppose qu’il a voulu symboliser ainsi tout le poids qui reposait sur les épaules de son personnage. De plus, en se voûtant à ce point et en baissant beaucoup la tête durant tout le film, ça lui donne une allure de lutin (certainement voulue, là encore) qui se faufile dans la ville pour ses enquêtes avec différents accoutrements pour se fondre dans le décor (le plus inattendu étant celui d’un juif ultra-orthodoxe).