1971 Panique à Needle Park (The Panic in Needle Park)
Une boule de charme et d’énergie explosive ! Impossible de ne pas le penser en voyant Al agir, bouger, sourire, blaguer dans ce film, et ce, dès les premières minutes. Impossible également de ne pas voir en sa personne un jeune acteur qui sortait complètement du lot de ses contemporains : il crève l'écran par son inventivité (mouvements du corps, des yeux, du visage, intonations, élocution, c'est un festival permanent). On se rend compte qu'il aurait été impossible qu'il ne devienne pas une star. Et Al a dit (dans son livre d’entretiens au long cours avec Lawrence Grobel) qu’il avait été grisé et submergé par le bonheur de jouer enfin dans un film (et l’on peut imaginer sa fierté lorsque l’on voit, au tout début, le logo reconnaissable entre tous de la Twentieth Century Fox — sans sa célèbre musique, hélas), ce qui se ressent totalement à l’écran : on peut aisément percevoir son enthousiasme d’être là, d’être filmé, son désir de tout donner pour se faire remarquer dans ce rôle pour la suite de sa carrière, et, paradoxalement, ce côté Rastignac de l’acteur à ce moment-là, le couteau entre les dents, contraste totalement avec le je-m’en-foutisme de son personnage, et le mélange des deux crée une association irrésistible et une attitude que l’on peut considérer comme faisant date dans l’histoire du cinéma américain (mais, dans la carrière d’Al, beaucoup de choses font « date dans l’histoire du cinéma américain »).
J'ai beaucoup aimé ce film, alors que je trouvais suspect de n'en avoir — si je ne me trompe — jamais entendu parler, et que les premières minutes semblaient présager une longue chronique assez trash sur les junkies d'un coin de rue, avec un p'tit gars surexcité (de fait, les séquences montrant des junkies s’injectant leur drogue, seringues en ultra gros plan, sont nombreuses, glauquissimes et filmées en docu-fiction, nul doute que cela a certainement nui à la postérité de ce film, et, dans un premier temps, à son succès l’année de sa sortie, et que cela a rebuté plus d’un spectateur).
Le film a, en réalité, de très nombreuses qualités, ce qui n'est pas donné à tous les films signés par un réalisateur quasi débutant :
–l'énergie de la réalisation et du montage (énergie clairement au diapason de celle du personnage masculin, monté sur ressorts : quand il marche, il court ; quand il court, il sautille ; quand il se lève, c’est de façon abrupte ; quand il mâche du chewing-gum, il le fait de façon exagérée) ;
–le côté documentaire sur le New York du début des années 70 ;
–le personnage masculin merveilleusement dessiné (équilibre parfait et rarissime entre une facette de jeune homme pétillant, très tendre et protecteur envers sa petite amie, et une facette de dealer, junkie et ex-taulard) ;
–et, enfin, sa merveilleuse association avec le personnage féminin, qui l’accompagne puis le dépasse dans sa déchéance : aussi douce, passive, aimante, oisillon craintif, discrète, évanescente et réservée que le personnage masculin a de l’assurance, du bagout et du sans-gêne à revendre, survolté à chaque seconde, et avec une bouille à la Paul McCartney période Rubber Soul. Ce très joli couple fusionnel (elle sans cesse marchant ou courant dans ses pas) est inoubliable (alchimie totale entre Al et Kitty Winn à l’écran, incroyable qu’ils n’aient pas été en couple à la ville, et Schatzberg a su montrer en orfèvre la fragilité de chacun des deux personnages et la naissance d'un sentiment amoureux mutuel, chacun buvant l’autre des yeux, incarnation vivante de l’adage « les contraires s'attirent ») et provoque l'attendrissement, elle sans aucune assurance, et lui possédant de l’assurance pour dix, à tel point que j'ai intensément regretté qu'il n'existe pas une suite, d'autant plus que la fin est complètement ouverte et terriblement romanesque. Si on les compare un tant soit peu à n'importe quel couple de personnages dans le cinéma contemporain, misère...
Un détail que j'ai beaucoup aimé : le look du frère du héros détonne complètement avec les looks de l'époque dans le film (à commencer par celui d’Al), il est en costume chic, coiffure sage, et, grâce à cette apparence et au physique de l'acteur, Richard Bright (qui jouera dans les trois Parrain, rien de moins, et qui, étonnamment, dans ce film, a une dent en moins en plein milieu… a-t-elle été dissimulée ou était-elle réellement absente ??), il évoque complètement une époque cinématographique britannique que j'aime beaucoup, celle des Angry young men et des premiers Ken Loach. La ressemblance particulièrement inexistante entre les deux acteurs nuit un peu à la crédibilité de leur lien familial, mais ce n’est pas trop gênant.
Le seul défaut de ce film est que la longue et interminable descente aux enfers du couple est trop répétitive et peut-être constituée de trop nombreuses étapes, bien que ce misérabilisme passe très bien à l’écran (plus que sur le papier, probablement) grâce au rythme du film et au talent et au charme des deux acteurs.
Mon admiration va aussi par ricochet à Coppola, qui a voulu Al pour Le Parrain contre vents et marées sur la base de ce film-ci : bien que, certes, le héros ait en commun avec Michael Corleone les thèmes des accès de violence ponctuels et du trafic de drogue (et le fait qu’Al est italo-américain, comme les protagonistes du Parrain, a été évidemment un atout essentiel), il a fallu à Coppola une exceptionnelle vista pour vouloir à tout prix l'acteur inconnu jouant ce petit dealer surexcité pour le rôle si posé et calme de Michael Corleone. Seuls quelques rares moments où il est calme et froid dans le film peuvent y faire penser.
PS - Amusement très agréable de voir dans de petits rôles deux comédiens que l’on retrouvera quatre ans plus tard dans l’iconique Après-midi de chien avec Al : Marcia Jean Kurtz et Sully Boyar.
Addendum - Je comprends mieux pourquoi cette charmante et excellente actrice, Kitty Winn, m'était inconnue : je découvre sur Internet qu'elle n'a presque rien tourné... Quel dommage... Je vois qu'elle a obtenu le Prix d’interprétation féminine à Cannes pour ce rôle, ça se comprend tout à fait, à 100 % : elle est totalement habitée de la première à la dernière minute, acceptant d’être enlaidie (très souvent filmée en ultra gros plan sans aucun maquillage, les cheveux gras, le visage maladif, camé et épuisé), alors qu’elle est ravissante, et la fragilité exacerbée de son personnage est merveilleusement mise en image par Schatzberg (il faut écouter les commentaires de ce dernier au sujet de certaines scènes dans le bonus du DVD pour avoir la confirmation que cet homme est éminemment sensible…).
Mais pourquoi a-t-elle disparu par la suite ?? Deux sites anglo-saxons essaient de trouver une explication et, en particulier, la cite dans une interview où elle explique que, s’étant mariée et ayant eu un enfant, elle a senti que, contrairement à certains de ses amis, elle ne pourrait pas gérer vie professionnelle et vie privée, et elle a fait le choix de s'occuper de sa famille. En recoupant ce qu'elle dit et ce que je vois de sa carrière sur Wikipédia (et en additionnant le fait qu’Al aurait dit, à propos du fait qu'elle n'a pas fait de carrière après son prix à Cannes, qu’il avait toujours effectivement senti qu'elle était trop délicate pour le monde du cinéma), ma théorie est plutôt que c’est une façon pudique ou fière, pour elle, de dire qu'elle a dû arrêter sa carrière pour cause d'insuccès. En effet, on peut voir que, après avoir beaucoup joué au théâtre dans les années 60, elle s’est consacrée dans les années 70 aussi bien au théâtre et au cinéma qu'aux séries de télévision et aux téléfilms. Rien que ça, ça montre que le cinéma et le théâtre n'ont pas été assez pourvoyeurs de rôles pour elle, puisque, habituellement, les téléfilms et les séries de télévision étaient surtout ce à quoi avaient recours ceux qui n’arrivaient pas à décrocher assez de rôles au cinéma (voire pas du tout), ou bien c’était une voie de garage en fin de carrière (ce n’est plus le cas maintenant que les séries sont devenues tendance). Alors que, l'année de la sortie de Needle Park, elle n'avait que vingt-huit ans, donc l'avenir s'ouvrait devant elle.
Pourtant, les cinq seuls autres films qu'elle a faits par la suite (tous dans les années 70) montrent de façon flagrante et cruelle qu’elle n’a absolument pas pu ou su capitaliser sur son prix à Cannes (qui était son agent ??) : elle a joué un très petit rôle dans un film avec Joanne Woodward (l’épouse de Paul Newman), elle a occupé la 3e position d’un casting avec Michael Caine et Natalie Wood, la 4e position dans le casting du classique L'Exorciste, elle a été rétrogradée à la 5e position dans le casting de la suite (insuccès notoire qui a rapporté… quatorze fois moins d’argent que le premier Exorciste !) et, pour finir, son seul autre premier rôle féminin a été un film d’horreur (donc certainement pas ce à quoi l’on aspire quand on vient du théâtre) qui n’est pas passé à la postérité. Donc, non seulement c'est dramatiquement très maigre, mais, ce qui frappe, c'est que, sur seulement six films de cinéma, trois sont des films d'horreur, et son premier téléfilm, sorti avant Needle Park, était aussi un téléfilm d'horreur.
Bref, tout cumulé, c’est évident que sa carrière n'a tout simplement pas marché, et quiconque a un peu de temps libre pourra regarder année par année la liste des films américains sortis dans les années 70 : je pense qu’il sera facile de trouver dans quoi elle aurait pu jouer. Donc soit elle n’allait pas aux bons castings, soit elle n’était jamais retenue pour les films plus intéressants, soit elle n'avait (probablement) pas assez de volonté et de carriérisme pour arriver à obtenir des rôles. En cherchant sur Internet (avec son nom et celui de Cannes comme mots-clés), je lis le fac-similé d’un assez grand article paru à son sujet juste après avoir obtenu son prix au Festival de Cannes 1971 : elle y dit à quel point elle a détesté tout le cirque à Cannes et le fait de devoir être en représentation (pour la promotion du film). Le journaliste souligne aussi la très grande fragilité qui émane de sa petite silhouette, et sa réticence à être interviewée et photographiée (et certainement pas en bikini). Oui, je pense que Kitty Winn, qui avait tant pour devenir une vedette, y compris un prénom et un nom qui sortaient du lot, n’avait pas envie d’être célèbre, et qu’elle a peut-être inconsciemment œuvré à ne pas l’être, saboté sa carrière. Quand on l’a vue si merveilleuse dans Needle Park, il se dégage de ce constat une impression de terrible gâchis, c’est attristant.