1969 Me, Natalie

Petite entorse à la vérité, il est manifestement d’usage de considérer que la carrière d’Al a d’emblée commencé de façon éclatante en 1971, avec le premier rôle masculin de Panique à Needle Park, et que la ligne qui figure juste avant dans sa filmographie est à passer sous silence, moins — à mon avis — à cause de la brièveté notoire de cette première apparition que parce que cela nuit à la Légende dorée d’Al. J’ai bien sûr joué le jeu, pour ce Marathon Pacino, et ai donc regardé le film, bien aidée par les circonstances : il a en effet été mis sur YouTube peu de temps avant que je ne finisse de voir la filmographie d’Al (et, grand luxe, avec le sous-titrage en anglais). Je suis d’ailleurs étonnée que ce film n’ait été vu que par 1 239 personnes en trois mois et demi, alors qu’il a dû forcément attiser la curiosité de plus d’un fan depuis longtemps. Je suppose que plus personne parmi les fans d’Al ne pense à vérifier s’il a été mis sur YouTube. (Par contre, chacune des trois vidéos qui ne montrent que la séquence avec Al ayant totalisé environ 25 000 vues, on peut estimer à 25 000 le nombre de personnes qui s’intéressent assez à Al pour avoir voulu découvrir de façon rapide ses débuts).

Me, Natalie ayant totalement disparu dans les limbes de l’oubli, je m’attendais à ce qu’il soit tout simplement un navet, donc je tombe des nues en le découvrant si charmant, inventif et original : au début, c’est une sorte de teen movie au sujet d’une adolescente très complexée car censée être laide depuis l’enfance (mais il aurait fallu tout de même une actrice bien moins mignonne que Patty Duke… Elle a en particulier de très beaux yeux bleu-vert. Coïncidence, elle fait beaucoup penser à Kitty Winn, qui sera la partenaire d’Al dans son premier vrai film deux ans plus tard, Panique à Needle Park), avec du rythme, du peps, de la sensibilité, de l’humour, de jolis thèmes délicatement traités (par exemple, l’oncle solide, aimant et rassurant, et sa petite amie strip-teaseuse qui espère démarrer une nouvelle vie) et, esthétiquement, un style très proche du cinéma anglais des Angry young men. Le thème du film (la discrimination envers les femmes qui ne sont pas belles) est étonnamment moderne, en notre époque de body positivisme.

Puis, lorsque l’héroïne quitte le cocon familial pour s’installer en ville et mener sa vie de jeune femme, le film se transforme en un quasi-documentaire sur la jeunesse branchée et bohème new-yorkaise de 1969.

Dernière surprise, pour le troisième tiers, le film se transforme cette fois en comédie romantique et est tout aussi tonique et agréable à regarder. Je suis normalement allergique aux histoires d’amour à l’écran, mais celle-ci est très attachante, sensible et intelligente, et le personnage masculin est parfait : lorsque l’acteur apparaît (James Farentino, qui a de faux airs de George Chakiris dans West Side Story, en plus costaud), exactement à la moitié du film (54e minute), il semble manquer cruellement de charisme et de cinégénie, j’ai craint le pire ; mais, très rapidement, et jusqu’à la fin, l’acteur se montre parfait de délicatesse, de galanterie et de douceur (je suis donc effarée de voir qu’un acteur aussi subtil ait eu une carrière aussi faible qualitativement).

Le personnage de Natalie (omniprésent à l’écran, comme le titre — étonnant, avec sa virgule — l’indique clairement) est une grande réussite, un personnage moderne, en souffrance mais volontaire, souvent agaçant, avec une pétulance très proche de celle de Françoise Dorléac quelques années plus tôt, et je ne comprends pas que ce personnage ait disparu de l’histoire du cinéma, autant que le film : timide, malheureuse et émouvante, mais trop choyée par sa famille, Natalie se transforme rapidement et devient dure, parfois peste, avec du caractère, tellement sur la défensive qu’elle en est agressive, et injuste avec les garçons qui ne sont pas beaux (alors qu’elle se plaint de son sort identique !). Son interprète, Patty Duke, est perpétuellement intéressante, malgré le fait que son personnage agace souvent. Patty Duke a la double particularité d’avoir eu une vie particulièrement douloureuse et glauque, et d’avoir obtenu un Oscar du meilleur second rôle féminin à seize ans et un Golden Globe pour ce film-ci, à vingt-trois ans, sans être connue du tout ici, en France.

La participation d’Al est vraiment de la figuration (pas un vrai second rôle), puisqu’elle dure 46 secondes (de 10 min 17 s à 11 min 03 s), mais, par chance, il a quelques lignes de texte. Je trouve qu’il crève l’écran, et ces 46 secondes suffisent pour percevoir tout ce qui constituera son style (je suis d’ailleurs très étonnée de ne l’avoir lu nulle part) : aisance dans le déplacement, énergie, forte présence, talent pour la personnification (en l’occurrence, un goujat de la plus belle eau), puissance du regard, voix et accent reconnaissables entre mille, sex-appeal, inventivité dans le jeu (sa façon d’attraper au vol sa cavalière qui sortait de la piste, en la prenant au dépourvu, et ses petits mouvements de mains dans les dernières secondes). Par ailleurs, cette courte prestation est assez atypique pour qui connaît bien sa carrière, d’abord parce que, pour une fois, il paraît grand (sa partenaire étant minuscule, 1,52 m), ensuite parce qu’il est affublé d’une coiffure rockabilly à laquelle nous ne sommes pas habitués (c’est le moins que l’on puisse dire), et enfin parce que, en 46 secondes, il démontre à quel point il aurait pu être un grand acteur comique…

Bon, le rôle du voisin amoureux étant tenu par un bel acteur brun, difficile de s’empêcher de rêver à ce que ça aurait donné si Al avait tenu ce rôle… Pour ce personnage, il aurait su faire preuve, comme dans Bobby Deerfield, de douceur et de classe, donc il aurait été fantastique.

Franchement, pourquoi ce film, pourtant agrémenté d’une bande originale d’Henry Mancini — le nec plus ultra dans ces années-là —, est-il aussi inconnu ? (Je m’interroge d’autant plus que, un an plus tard, Love Story, que je trouve ennuyeux et sirupeux au possible, sera un énorme succès mondial.) Je suppose que, en plus du fait que le réalisateur, homme de télévision et de théâtre, n’a fait que deux films, on obtient la réponse en regardant sur Internet ce qui est sorti la même année…

En 1969, le cinéma américain a été riche en films passés à la postérité : les films pile dans l’air du temps que sont Easy Rider, Bob and Carol and Ted and Alice, et Macadam Cow-Boy, mais aussi, par ailleurs, La Horde sauvage, Butch Cassidy et le Kid, L’Arrangement (avec le duo hautement magnétique Kirk Douglas dans la cinquantaine-Faye Dunaway plus émaciée que jamais, avec quelques longueurs et maniérismes, mais très original sur la forme et malaisant, je recommande de le découvrir), et Hello Dolly (magnifique film à voir une fois dans sa vie, ne pas s’arrêter à la séquence lente et complaisante de la chanson-titre avec Louis Armstrong dans un escalier, que l’on a tous vue un jour ou l’autre à la télé).

David Cronenberg, Coppola, De Palma et Alan Pakula débutaient, John Huston sortait deux films ainsi que Sydney Pollack (On achève bien les chevaux, qui m’a beaucoup ennuyée, et un film avec Burt Lancaster). Étaient à l’affiche Arthur Penn, Robert Altman, Woody Allen et Stanley Donen, un John Sturges avec Gregory Peck, un Richard Brooks avec Jean Simmons, un Bob Fosse avec Shirley MacLaine. George Cukor et Sidney Lumet filmaient deux castings non américains « plus classieux, tu meurs » (Anouk Aimée, Dirk Bogarde et Anna Karina pour l’un, Anouk Aimée et Omar Sharif pour l’autre). Le charmant Me, Natalie, sans star, sans réalisateur renommé, et avec sa « petite histoire » de jeune fille pas assez belle aura donc été englouti et écrasé par ces mastodontes.

Et, croyez-moi sur parole, vous pouviez aussi aller voir cette année-là, dans d’autres films, des vedettes aussi importantes que Charlton Heston, Brando, Anna Magnani, Angie Dickinson, Jack Lemmon, Steve McQueen, Jennifer Jones, Lana Turner, Ingrid Bergman, George Sanders, Anthony Quinn, David Niven, Dean Martin, Deborah Kerr, Joseph Cotten, Janet Leigh, Jerry Lewis, Sidney Poitier, Julie Christie, Katharine Hepburn, Peter O’Toole, Fred Astaire, Clint Eastwood, ainsi que, dans plusieurs films la même année, Elvis, Richard Widmark, Robert Mitchum, John Wayne (dans deux westerns), Jacqueline Bisset, Glenn Ford, Paul Newman, Robert Redford, Dustin Hoffman, et (déjà cités plus haut), Gregory Peck, Omar Sharif et Faye Dunaway. N’en jetez plus !

Pour ne rien arranger, le cinéma européen se portait très bien aussi… En 1969, on avait le choix entre Melville, Chabrol (deux de mes Chabrol préférés d’ailleurs, Que la bête meure et La Femme infidèle), Rohmer (Ma nuit chez Maud), Rivette, Costa-Gavras, Bresson (Une femme douce), Truffaut (La Sirène du Mississipi), Demy, Louis Malle, Godard, Rivette, Deville, Eustache, Blake Edwards (The Party), Buñuel, Bergman (Une passion), Hitchcock, Fellini (Satyricon), Visconti (Les Damnés), Fassbinder, Tarkovski et Boorman. Téchiné débutait, Marco Ferreri, Claude Lelouch, Comencini et Pasolini sortaient deux films chacun (dans le cas de Pasolini, deux films austères de chez austères, Porcherie et Médée), Michael Powell filmait James Mason, Tony Richardson filmait Anna Karina, Ettore Scola filmait Ugo Tognazzi. On pouvait voir l’inoubliable Kes, de Ken Loach, le quasi-manifeste hippie More, de Barbet Schroeder, Le Chagrin et la Pitié, Le Clan des Siciliens, les excellentes comédies Hibernatus, Le Cerveau et Le Diable par la queue, la cultissime Piscine avec Delon et Ronet, et Slogan permettait à Gainsbourg et Birkin de se rencontrer.

Bref, étrange époque où se côtoyaient le cinéma d’hier, celui d’aujourd’hui et celui de demain ! Très, très grande époque… Celle où l’on allait en salle voir le dernier Fellini, le dernier Bergman ou le dernier Visconti, pour ne citer qu’eux.

Pour l’anecdote : j’ai trouvé très troublant, en tant que spectatrice française, que Patty Duke et l’actrice qui joue sa mère (l’une aussi petite que l’autre est très grande, excellente idée de casting) fassent penser presque en continu à Laure Calamy et Claude Pompidou !

Addendum - Très intriguée par le fait que l’actrice principale, Patty Duke, a eu une carrière de seconde zone (et c’est un euphémisme), alors qu’elle avait obtenu un Oscar à seize ans et un Golden Globe à ving-trois ans, j’ai regardé son seul film connu, celui pour lequel elle a obtenu un Oscar, Miracle en Alabama (The Miracle Worker). Le film est stupéfiant de sensibilité et d’humanité, tout en étant très tonique (magistrales scènes de lutte, fréquentes et violentes, entre les deux héroïnes) et en ayant un très beau noir et blanc. Il est malheureux qu’Arthur Penn (je découvre qu’il est le frère cadet de l’immense photographe Irving Penn, il y a des familles comme ça…) ait si peu tourné (seulement treize longs-métrages en presque quarante ans, quel gâchis…), alors qu’il avait à son actif ce film-ci, Bonnie and Clyde, Little Big Man et La Poursuite impitoyable (un bémol pour Le Gaucher, dans lequel Paul Newman joue Billy the kid, beau film mais avec trop d’invraisemblances dans la narration et trop d’effets Actors Studio désormais démodés).

Je recommande vraiment et complètement de découvrir ce beau film, peu connu en France. D’abord parce qu’il est difficile de ne pas être ému par cette petite fille sourde, muette et aveugle, par sa jeune préceptrice, qui a eu une enfance très malheureuse et a été malvoyante (et c’est tiré d’une histoire vraie…), et par cette jeune mère douce, impuissante et pleine d’amour pour son enfant handicapé. (Pour le clin d’œil : les deux comédiens qui jouent les parents de l’enfant — ils ont trente ans d’écart — sont les portraits crachés de Noël Roquevert et Frédérique Bel, le couple le plus dissemblable auquel on puisse penser, non ?)

Ensuite parce que les scènes de bagarre entre la petite, révoltée car dans une souffrance incommensurable, et la préceptrice, qui a comme obsession de ne jamais baisser les bras et qui veut aider cette enfant comme elle aurait aimé être aidée à son âge, sont admirablement jouées, chorégraphiées et réalisées, c’est saisissant, dérangeant, fascinant.

Enfin, tous les comédiens du monde entier devraient voir la performance des deux actrices. Patty Duke, qui a quinze ans mais joue une petite fille, est complètement habitée : sans avoir beaucoup d’expérience, comment a-t-elle pu jouer (au théâtre à treize ans, puis au cinéma) une sourde-muette-aveugle, véritable enfant sauvage ? (J’ai pensé très rapidement au film de Truffaut du même nom, puis j’ai lu que, au début des années 60, il avait voulu transposer au cinéma la pièce de théâtre Miracle en Alabama, mais avait appris qu’Arthur Penn tournait déjà le film.) Et Anne Bancroft me fait penser à une phrase dans l’un des films dudit Truffaut : la voir jouer ce rôle est une joie et une souffrance. Une joie, car elle y est infiniment vibrante, fière, seule, courageuse, inventive, tendue comme un arc dans chaque geste pour dompter cette petite fille en furie, et avec ce visage atypique, unique, où ses émotions sont tellement lisibles. Et une souffrance en pensant qu’elle n’a pas eu une carrière aussi brillante que Meryl Streep, Faye Dunaway ou autre, ce qui est un scandale, en particulier en pensant aux comédiennes encensées actuellement et qui ne lui arrivent pas à la cheville.